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28

Chasseurs de Morses

Baie de Chagvan, Alaska

Kiin se tint sur le rivage jusqu'à ce que l'ik du Corbeau et de Renard Blanc ne fut qu'un point noir sur l'eau bleue de la baie. Elle détourna les yeux quand l'épouse de Renard Blanc ramena ses cheveux sur son visage pour dissimuler ses pleurs. Kiin pria en silence pour le succès des marchands, et si elle se cachait des autres femmes, ce n'était pas à cause des larmes. Il y avait eu trop de jours de préparatifs de bagages et de nourriture, de sculpture, d'incessantes récriminations de la part de Queue de Lemming, trop de nuits dans le lit du Corbeau, pour qu'elle éprouve le moindre chagrin.

Bientôt, les femmes retournèrent chez elles, mais Kiin marcha vers les laisses, utilisant sa canne pour trouver les oursins entre les rochers et les flaques.

Après avoir rempli son sac, elle ouvrit un oursin dont elle extirpa les œufs orangés avec son ongle. Elle porta son pouce à sa bouche et sourit. L'hiver avait été long ; cette nourriture fraîche était particulièrement exquise. Mais il était temps de rentrer. Ses seins, pleins de lait, étaient douloureux. Elle devait nourrir Shuku.

« Tu aurais dû amener Shuku, dit une voix en elle. Sanglé sous ton suk, il ne t'aurait pas encombrée. Tu aurais pu rester plus longtemps loin de la maison et de Queue de Lemming. »

— Shuku dormait dans son berceau, répondit-elle.

D'ailleurs, maintenant qu'il avait presque un an, il

était plus difficile à porter, il bondissait contre le dos de Kiin, s'agitant pour libérer ses bras et réclamant plus que sa part d'œufs d'oursins. Aucune mère ne possède meilleur fils, songea pourtant Kiin en souriant, malgré le brusque et douloureux souvenir de Takha.

Comme elle traversait le village, elle murmura une berceuse que fredonnaient les mères Premiers Hommes. Dans une lune, la tribu quitterait ce village d'hiver pour dresser un campement de pêche au saumon sur la rivière des Chasseurs de Morses. L'époque du camp aux saumons était agréablement peuplée de chants et de danses, de feux sur la plage et de viande à foison. Cette année, Queue de Lemming et elle risquaient de se retrouver seules, sans le Corbeau, mais ce ne serait pas si terrible. Elles auraient moins de travail, il était tellement exigeant.

Dès son entrée dans le tunnel d'accès, elle entendit Shuku pleurer et secoua la tête devant la paresse de Queue de Lemming. Combien de fois depuis la naissance de Souriceau, il y a deux lunes, Kiin s'était-elle occupée du petit pendant que sa mère rendait des visites ? Combien de fois Kiin avait-elle nourri les deux bébés ? Queue de Lemming devrait en faire autant, surtout quand Kiin ramassait de la nourriture.

Elle écarta le rideau qui divisait le logement.

— N'aurais-tu pu nourrir mon fils tandis que je trouvais de la nourriture pour toi ?

Queue de Lemming était installée sur la plate-forme, jambes devant elle, dos contre le mur. Debout près du lit se tenaient ses trois frères. Ils portaient des parkas et des jambières de fourrure. Un labret d'ivoire perçait la peau sous la lèvre de l'aîné, provoquant une grimace. Il tenait à la main une lance de chasse ornée de plumes, pointe en l'air ; mais les autres n'avaient pas d'armes et croisaient les bras sur la poitrine.

Queue de Lemming sourit à Kiin et tendit la main vers le sac d'oursins, mais Kiin le passa sur son bras et se rendit près du berceau de Shuku. Hoquetant, il lui tendit les mains, des larmes roulant sur ses joues comme des perles transparentes. Kiin le serra contre elle et posa sa tête au creux de son épaule.

— Ne pouvais-tu le nourrir ? répéta-t-elle si furieuse que les mots viraient à l'impolitesse.

Elle releva son suk et plaça Shuku dans ses bras pour qu'il puisse téter.

— Je suis première épouse, repartit Queue de Lemming. Qu'ai-je d'autre à faire que nourrir mon propre fils, le fils de mon mari ?

— J'étais en train de trouver de la nourriture pour nous, pour toi.

Un des frères s'avança vers Kiin mais Queue de Lemming se dressa sur ses genoux et le saisit par le poignet.

— Laisse-moi lui dire. J'ai décidé, ajouta-t-elle pour Kiin, que tu ne resterais pas ici. Quand mon époux reviendra, tu pourras revenir. S'il veut de toi. Mais n'oublie pas, mon bébé est le fils du Corbeau. Ton bébé appartient à un homme que le Corbeau a tué.

Kiin grinça des dents de rage.

— Qui t'a dit cela ?

— Qui ne sait que le Corbeau a tué ton premier époux ? Et tu m'as dit toi-même que Shuku était le fils de ton époux.

La femme se lécha les lèvres et éclata de rire avant de poursuivre :

— Tu crois que le Corbeau élèvera un fils qui pourrait un jour décider de venger la mort de son père ?

Kiin regarda le bébé dans ses bras.

— Mon fils ne tuerait pas le Corbeau.

Mais, ce disant, elle entendit son esprit murmurer : « Comment peux-tu répondre pour ton fils ? Tu ne sais pas quel homme il va devenir. »

Les frères de Queue de Lemming rirent et le plus âgé dit :

— Nous laisserons le Corbeau décider ce qu'il veut à son retour, mais pour l'instant, nous sommes ici pour nous assurer que notre sœur n'a pas de problème avec toi. Prends ton fils et va-t'en.

Kiin secoua la tête. Queue de Lemming devait savoir qu'une femme seule, sans ik ni demeure, avec un bébé à nourrir, ne tarderait pas à mourir. « Non, Kiin, objecta une voix en elle, tu sais que tu peux aller chez Tante et Grand-mère. »

Impossible, songea-t-elle cependant que la frayeur grandissait, dure et cassante dans sa poitrine. Si elle vivait dans leur maison, ses pensées entreraient bientôt dans les rêves de tante et elle saurait que Takha était vivant. Comment pouvait-elle prendre ce risque ?

« Tante sait déjà qu'il est vivant, et elle n'a rien fait. »

— Elle ne sait pas, dit Kiin, s'apercevant du même coup qu'elle avait parlé tout haut, que la femme et ses frères la dévisageaient.

Sa gêne se mua brusquement en colère. Kiin tourna le regard vers chacun des frères.

Ils détournèrent le regard, clignant des yeux.

— Le Corbeau te punira.

Le plus jeune remua les pieds et baissa les yeux, mais Queue de Lemming dit :

— Quoi ? Mon mari me punirait d'essayer de le protéger ?

— Et si je ne pars pas ?

— C'est la raison de la présence de mes frères.

Deux des hommes s'avancèrent vers Kiin, laquelle

lança :

— Ne me touchez pas, moi ou mon fils. Je m'en irai, mais je prendrai ce qui m'appartient.

Elle se dirigea vers le coin à paniers et prit le plus grand qu'elle avait tissé avec de la racine de saule.

— Rien n'est à toi excepté ton fils, dit Queue de Lemming.

— Laisse-la prendre ce qui est juste, protesta l'aîné. De la nourriture, de l'huile, des fourrures de couchage. Et si tu te trompais et que le Corbeau était furieux. Veux-tu qu'il sache que tu l'as obligée à partir sans rien ?

Queue de Lemming cracha de colère mais Kiin leur tourna le dos. Elle trouva pour Shuku une lamelle de viande séchée à mâchonner et l'installa sur sa plateforme. Après quoi elle emplit les paniers, prenant fourrures et peaux de phoque, poisson séché et viande, aiguilles et alênes, outils de sculpture et de taille, ainsi qu'un parka et des jambières qu'elle s'était confectionnés à la manière des Chasseurs de Morses. Tout en empaquetant, elle dressait des plans.

Pour un jour ou deux, elle pourrait aller chez Lanceuse d'Ardoise ou peut-être Chasseur de Glace et sa nouvelle épouse, mais ce serait inconfortable. Les femmes craindraient que Kiin ne demande une place dans l'ulaq comme seconde épouse.

C'est alors qu'elle se dit : « Il est temps de retourner chez les Premiers Hommes, parmi ton peuple. »

Cette pensée repoussa toute colère et même toute peur. Retourner dans sa tribu ! Les mots dansaient comme un chant. Mais si le Corbeau décidait de la suivre ? Elle ne devait pas le ramener à Samig ni à Takha.

Kiin mit un grand rouleau de nerf tordu, puis un second, dans le panier, ferma ses oreilles aux protestations de Queue de Lemming. Soudain ses idées s'éclair-cirent et elle sut ce qu'elle ferait. C'était si simple qu'elle faillit sourire.

Oui, songea-t-elle, c'est la bonne époque de l'année, quand la marée basse découvre les oursins et les chitons, quand les oiseaux s'apprêtent à pondre. A nouveau, la joie monta en elle en un chant, mais elle empêcha les paroles de s'échapper et se contenta de fixer le panier à son dos, emmitoufla Shuku dans son parka à capuchon et ses jambières et ajusta sa bandoulière pour qu'il s'installe sur sa hanche.

— Notre époux sera courroucé, dit Kiin à Queue de Lemming.

Elle s'arrêta près de la réserve de nourriture pour en sortir un ventre de phoque d'huile et un autre de viande de phoque séchée. Se tournant vers les trois hommes, elle dit :

— Il n'est jamais bon d'attirer la colère d'un chaman.

Sur quoi elle prit sa canne et quitta l'ulaq.

Elle n'eut aucun mal à trouver Lanceuse d'Ardoise, toujours là où des hommes étaient rassemblés, faisant autant de raffut qu'un alque dans son nid. Kiin n'eut pas à l'interrompre ; il lui suffit de marcher, son paquetage sur le dos, sa sangle frontale barrant ses cheveux, son sac d'oursins au bras. Lanceuse d'Ardoise lui demanda ce qui se passait.

— Ma sœur épouse dit que je ne suis pas la bienvenue dans la demeure de notre époux, répondit Kiin, laissant la colère pointer.

— Où habiteras-tu ?

— Peut-être Tante et Grand-mère auront-elles une place pour toi, proposa une autre femme.

— Je suis seconde épouse, mais même une seconde épouse a une place dans la demeure de son mari. Je vais retrouver mon époux chez le Peuple des Rivières. Quand il apprendra ce qu'a fait Queue de Lemming, c'est elle qui cherchera un endroit où vivre et je serai première épouse.

Kiin continua d'avancer, dissimulant son sourire en entendant les murmures des femmes.

— Dites à Queue de Lemming que je prends l'ik, leur cria-t-elle.

Elle prit le bateau dans les casiers et le chargea de ses possessions. Puis elle poussa l'embarcation dans la baie des Chasseurs de Morses. Elle installa Shuku sous son suk, le fixant assez haut derrière son dos pour qu'il puisse voir par-dessus son épaule pendant qu'elle pagaierait. Elle n'irait pas très loin, mais suffisamment quand même.

Elle balança sa pagaie au-dessus du flanc de Pik et son esprit chuchota : « Ce sera un long périple. » — Cela me paraîtra dérisoire, répondit Kiin.

29

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Kukutux tenait une fine tranche de flétan au-dessus de la flamme de la lampe à huile. Son estomac gronda et elle en découpa un morceau qu'elle fourra dans sa bouche. Elle ferma les yeux en mâchant. Existait-il meilleur aliment que le poisson cru ?

Elle avait gardé cette tranche de flétan pour la manger fraîche et préparé le restant pour le séchage, coupant la viande de biais contre le grain, avec de la peau d'un côté. Elle avait suspendu la peau sur une claie de bois flotté et était restée assise à côté toute la journée, veillant sur un petit feu fumant. D'ordinaire, elle se contentait de laisser le poisson sécher à l'air, sans feu ni fumée pour le parfumer, mais qu'avait-elle d'autre à faire maintenant qu'elle n'avait plus de mari ni de fils pour qui coudre, plus d'herbe à panier à couper, plus de baies à cueillir ? En outre, elle devait s'assurer que personne ne prendrait son poisson. Il y avait trop d'enfants affamés dans ce village.

Elle essaya de ne pas penser à l'époque où toutes les claies de séchage regorgeaient de poisson ou de viande de phoque, où les enfants étaient dodus, où les femmes avaient assez d'huile, non seulement pour se nourrir et se chauffer, mais aussi pour lisser la peau et les cheveux.

Kukutux trancha un autre bout de poisson qu'elle engouffra prestement. Désormais, seule Nombreux Bébés avait des cheveux huilés, et même l'huile de Roc Dur provenait de chasses anciennes. Kukutux n'avait pas eu besoin de s'asseoir près de Nombreux Bébés dans son ik pour renifler la puanteur de la vieille huile, rance et moisie, conservée depuis trop longtemps. Mais du moins en avaient-ils. Et Roc Dur avait pris un phoque pas plus tard qu'il y a deux jours. Viande fraîche, huile fraîche.

Pourquoi songer à Roc Dur ? se demanda Kukutux. Après cette journée, quelle chance avait-elle de devenir son épouse ? Nombreux Bébés raconterait l'incident et qui espérait la moindre vérité dans ses paroles ? N'empêche, Roc Dur n'était pas le seul. Et Phoque Mourant ? C'était un homme bon et, d'après certains, aussi habile chasseur que le chef.

Mais Phoque Mourant portait le deuil de l'épouse qu'il avait prise peu après la pluie de cendres. Quelle plus grande preuve de la malédiction du village que la mort de la jeune et grande Pieds Blancs, enceinte de Phoque Mourant ? Qui pouvait expliquer pourquoi, alors qu'elle était en train de rire, elle serrait ses mains sur sa poitrine l'instant d'après ? Et avant l'arrivée de la nuit, elle était morte.

Nombreux Bébés avait ouvert le ventre de la jeune femme dans l'espoir de sauver l'enfant, mais lui aussi était mort. Phoque Mourant avait une deuxième épouse, plus âgée, qui ne lui donnerait plus de fils. Aussi avaient-ils pris tous les enfants du village restés sans père ni mère. Du coup, même s'il ne lui restait qu'une épouse, Phoque Mourant avait de nombreuses bouches à nourrir.

Il était robuste, avec des mains et des épaules deux fois plus larges que celles des autres, tout en dépassant à peine Kukutux. Cependant, il y avait dans ses yeux une douceur qui faisait sourire Kukutux quand elle le voyait en compagnie d'enfants. Cela dit, Phoque Mourant n'était pas homme à posséder de nombreuses femmes et elle l'avait plus d'une fois entendu se disputer avec les autres hommes quand ils se demandaient qui devrait s'occuper des trop nombreuses femmes du village.

Kukutux avait entendu des pleurs dans la voix de Phoque Mourant qui demandait :

— Comment un homme peut-il supporter la vue de ses épouses privées de vêtements, d'huile pour chauffer leurs mains et protéger leur visage ? Comment peut-il rentrer de la chasse avec assez pour une et voir la faim dans les yeux des autres épouses ? Comment un chasseur peut-il manger sa part quand il a trois ou quatre épouses contraintes de jeûner ? Mais si un chasseur ne mange pas, comment a-t-il la force de chasser ?

Peut-être, songea Kukutux, me regardera-t-il une fois son deuil achevé, peut-être verra-t-il alors que je suis maigre et que je mange peu. Peut-être décidera-t-il de prendre une nouvelle deuxième épouse, qui l'aidera avec les enfants. Elle avala une autre bouchée et entendit des pas sur le toit de son ulaq. Levant les yeux sur la bande de flétan séché pendue à un chevron, elle éprouva l'envie honteuse de cacher sa nourriture. Qui possédait moins qu'elle ? Était-il juste qu'elle doive partager ce tout petit bout ? Mais elle se rappela les histoires de sa grand-mère évoquant les femmes égoïstes, les chasseurs qui ne donnaient pas en partage, et comment les esprits se retournaient contre eux, affaiblissant les chasseurs les plus forts et les femmes les plus accortes. Elle laissa donc le poisson où il était et se leva pour voir qui allait descendre du conduit de fumée.

N'entendant aucune voix, elle invita finalement à descendre la personne qui se tenait en haut. À ses pieds et à ses jambes, elle reconnut Roc Dur et s'obligea à ne pas céder à la panique. Nombreux Bébés avait sûrement obligé Roc Dur à venir lui demander de quitter le village et reprendre sa part de flétan.

Roc Dur se tint devant elle, paumes levées, si bien que Kukutux dit :

— J'ai de la viande.

Elle lui offrit une bande de flétan cru mais comprit avec horreur qu'un chasseur de son acabit la mangerait et en espérerait d'autres, peut-être la totalité de sa part à elle qui lui durerait cinq ou six jours.

— De l'eau, dit Roc Dur, rien que de l'eau.

Soulagée, elle prit une vessie de phoque d'eau qu'elle

lui tendit. Roc Dur s'assit, porta l'outre à ses lèvres et but. Puis il s'essuya du revers de la main et lui rendit la vessie.

Il fit signe à Kukutux de s'asseoir. Elle obéit. Il portait son suk en peau d'oiseau, des peaux noires de macareux assemblées grâce à des bandes de peau de phoque. Des perles taillées dans des coquilles de clams pendaient du bord de son haut col raide. Des morceaux d'œsophage de phoque, blancs d'avoir gelé pendant le séchage, étaient cousus comme ornement en une longue ligne sur le devant.

Kukutux s'imagina un moment être l'épouse d'un tel homme, dont le nom était connu dans les villages de toutes les îles de la terre. Mais elle se rappela Nombreux Bébés, les mensonges qui venaient si aisément sur sa langue. Mieux valait vivre seule et en paix.

Roc Dur s'éclaircit la gorge. Kukutux attendait, tête inclinée, yeux posés sur les nattes. Finalement, voyant que Roc Dur ne pipait mot, elle leva les yeux sur lui. Elle ne s'autorisa pas à le regarder dans les yeux, car cette familiarité était réservée aux épouses, mais elle regarda sa bouche et attendit ses paroles.

— Il te faut un mari, dit-il enfin avec rudesse.

— Je comprends qu'il y a trop de femmes pour trop peu d'hommes. Je comprends que je n'ai ni oncle ni père pour parler pour moi. Même mon frère est mort.

Roc Dur regarda fixement droit devant lui, comme s'il s'adressait à la lampe à huile.

— J'ai songé un moment à te prendre pour troisième épouse. Mais Parle-comme-le-feu m'a demandé de prendre sa sœur puis Mangeur de Poissons m'a supplié pour sa nièce.

Kukutux hocha la tête. Le fait qu'il ait envisagé de la prendre lui réchauffa le cœur ; elle oublia la raideur de son bras, comprit que les hommes ne la trouvaient ni laide, ni paresseuse, et encore désirable.

— Tous les hommes ont désormais trop de femmes, ajouta Roc Dur. Aucun chasseur n'arrive à nourrir ses femmes et ses enfants.

Kukutux jeta un œil sur son coin à paniers. Pourquoi Roc Dur était:il venu ? Pour lui expliquer la raison de sa solitude ? À quoi bon ? Il n'avait pas l'air fâché et n'avait pas mentionné le flétan, mais qui savait ce que lui avait raconté Nombreux Bébés ?

— J'ai pris un flétan, aujourd'hui, dit-elle le visage tourné vers les paniers tissés avant que la cendre ne tue l'herbe.

Comme il se taisait, Kukutux affronta son regard et reprit :

— C'est moi qui l'ai pris, moi, pas Nombreux Bébés.

Roc Dur haussa les épaules.

— Elle a revendiqué le poisson, insista Kukutux. Elle a dit aux hommes que je mentais, que c'était le sien.

— Tu t'es servie de son ik ? demanda enfin Roc Dur.

— Oui. Je n'en ai plus. Pas depuis... depuis...

— Tu mets du bois de côté pour construire une armature ?

— J'en mettais, oui, répondit-elle en baissant la tête.

— Et plus maintenant ?

— Non.

— Es-tu trop paresseuse ?

— Qui le construira ? lança-t-elle, soudain furieuse. Je n'ai pas de mari. Si je garde du bois pour une armature de canoë, qui me le construira ? Qui me donnera des peaux de lion de mer pour la couverture ?

La rage de tant de pertes, des mensonges de Nom-breux Bébés, et la douleur de son ventre trop longtemps vide poussaient les mots avec force comme ceux d'un homme courroucé.

— C'était Pik de Nombreux Bébés, objecta Roc Dur. Elle avait droit à la part du pêcheur.

Kukutux dévisagea l'homme.

— Est-ce quelque chose de nouveau ? Les habitants de ce village ont-ils décrété que la propriétaire de l'ik obtient la plus grosse part ? Peut-être ont-ils pris cette décision pendant que Nombreux Bébés et moi étions sorties. Peut-être ont-ils oublié de m'avertir quand je suis rentrée avec le flétan encore à mon hameçon.

Elle attendit et, voyant que Roc Dur ne répondait pas, elle enchaîna.

— Et cette décision affirme-t-elle que la propriétaire du canoë ment également au sujet de celle qui a attrapé le poisson ?

Puis, n'ayant plus de mots, plus rien à dire, elle plongea ses yeux dans ceux du chef, s'armant contre la colère qu'elle y verrait. Mais ses yeux étaient plats ; Kukutux n'y vit rien, pas même l'image de son propre visage.

Il parla enfin. Sa voix était calme, les mots espacés et claquants comme s'il s'adressait à quelqu'un qui comprenait à peine.

— Il y a un homme qui pourrait te prendre pour épouse. Il y a un homme qui pense que tu es belle. Il n'a pas d'épouse et donnera beaucoup en échange. Mais il demande à passer d'abord la nuit avec toi pour voir le genre de femme que tu es.

Le cœur de Kukutux se serra, la réduisant au silence. Puis elle dit :

— Tous nos hommes ont des femmes.

— C'est un des marchands.

Kukutux se leva et, oubliant toute courtoisie, tourna le dos à Roc Dur et croisa les bras sur sa poitrine, se plantant devant la porte de la chambre de son époux.

— Je suis en deuil, dit-elle en jetant les mots par-dessus son épaule comme elle aurait jeté les entrailles de poisson aux mouettes.

— Ton mari est mort depuis de nombreux mois.

— Peut-on mettre une limite à son deuil ? Une femme dit-elle « Une lune, deux lunes, le chagrin rongera mon cœur, puis je danserai, puis je chanterai » ? Est-ce ainsi parmi notre peuple ? Peut-être sont-ce des manières de commerçants. Qui est-il ? Du Peuple des Caribous ?

Elle se retourna et constata que Roc Dur était debout.

— Il t'a demandée. Cette nuit.

— Aucun homme dans ce village n'est mari, oncle ou père pour moi. Aucun homme n'a le droit de dire ce que je dois faire de mes nuits, ni qui se glissera ou pas dans ma couche.

— Il a donné de l'huile pour toi.

Kukutux sourit et sortit de sa réserve le seul ventre de phoque d'huile qui lui restait.

— Non. C'est mon huile. Je l'ai tirée des phoques pris par mon mari. C'est tout ce que j'ai et c'est à moi. Personne ne m'a donné d'huile.

Le visage de Roc Dur s'assombrit.

— Dis-lui que c'est le temps de mes lunes. Dis-lui que s'il vient à moi ce soir je maudirai sa partie d'homme. Peut-être te permettra-t-il de garder l'huile.

Roc Dur ourla ses lèvres, dévoilant ses dents blanches ; mais si le souffle de Kukutux frémit dans sa gorge, elle soutint son regard. Le chef tendit la main pour prendre le poisson suspendu aux chevrons et Kukutux dut serrer bien fort les lèvres pour ne pas le supplier de lui laisser le peu qu'elle avait. Respirant profondément, elle proposa au contraire :

— Si tu n'as pas assez à manger, prends. Je connais la douleur d'un ventre creux.

Roc Dur ôta sa main et grimpa hors de l'ulaq.

Alors, Kukutux s'assit près de la lampe à huile et mangea.

30

La mer était vide, aucun signe de phoque ou de baleine, pas de remous signalant des morues. Waxtal leva la tête vers la voix qui l'appelait. C'était Roc Dur qui arrivait d'un des ulas les plus petits. Le vent soufflait contre son suk, soulevant les plumes de ses manches en peaux de macareux.

Waxtal sentit ses yeux brûler d'envie. Combien obtiendrait-il d'un pareil vêtement ? Trois, quatre peaux de caribou s'il l'échangeait chez le Peuple des Caribous. Leurs femmes ne connaissaient pas le secret de la couture des peaux d'oiseaux.

Waxtal glissa le long du flanc de l'ulaq où il se tenait avec Hibou et Œuf Moucheté. C'était un logis petit mais propre, avec de bonnes lampes et de la bruyère de cama-rine fraîche répandue sur le sol.

Roc Dur fit signe à Waxtal de le suivre à l'abri du vent. Les deux hommes s'assirent sur leurs talons. Waxtal s'aperçut au premier coup d'œil que l'homme avait le visage rouge et que les jointures de ses mains étaient blanches.

— Je t'ai promis une femme, dit Roc Dur. Elle est jeune, belle et sans mari. Peut-être viendrait-elle vivre dans ton ulaq pour coudre et cuisiner si elle tirait assez de plaisir de sa nuit avec toi.

Waxtal sourit, sentant le désir monter au creux de ses reins. Une femme sans les contraintes imposées à un

mari, une femme qui vous sert sans exiger les droits d'une épouse, quoi de mieux ?

— Ces jours-ci, elle est dans son temps de sang, ajouta Roc Dur.

Lourd de déception, Waxtal s'obligea à sourire et donna une tape amicale dans le dos de Roc Dur.

— Que peut-on y faire ? fit-il en riant. Les femmes seront toujours des femmes.

Roc Dur se renfrogna puis rit à son tour.

— Un marché est un marché, dit-il. Tu l'auras quand elle le pourra.

— Parfait, dit Waxtal qui commença à regagner le toit de l'ulaq d'où il pouvait surveiller la mer.

— Un marché est un marché, répéta Roc Dur. Je t'amènerai quelqu'un d'autre pour cette nuit. As-tu ma tête de harpon ?

— Oui, dit Waxtal en la lui montrant.

— Où est mon huile ?

— As-tu les autres têtes de harpon ?

Roc Dur fouilla sous son suk, sortit sa bourse et la tendit à Waxtal.

— Trois ventres d'huile, dit-il.

— Trois ventres ?

Roc Dur pivota sur lui-même en entendant la voix. Il vit les deux marchands derrière lui.

— Pour quoi ? demanda alors Œuf Moucheté.

Waxtal rougit violemment.

— Deux ventres, dit-il aux hommes. Je ne leur ai pas parlé de notre marché, ajouta-t-il pour Roc Dur.

Le chef fronça les sourcils et plissa les yeux.

— Demain matin, ajouta Waxtal. Je t'apporterai l'huile.

Il attendit que Roc Dur hoche la tête et rentre chez lui, puis il marcha en direction de la plage.

Roc Dur ôta son suk et le jeta aux pieds de Nombreux Bébés qui leva les yeux. Elle faisait ramollir dans sa bouche un fil de nerf et tenait dans sa main gauche une aiguille en os d'oiseau.

— J'ai parlé à Kukutux.

— Elle ment, marmonna Nombreux Bébés.

Puis elle sortit le fil de ses dents, tordit l'extrémité humide qu'elle noua autour de son aiguille. Elle guida le tout à travers plusieurs trous d'alêne dans la peau de phoque qu'elle cousait.

— Elle ment, répéta-t-elle.

— Kukutux a péché ce poisson, dit Roc Dur. Pourquoi l'as-tu revendiqué ? Tu as suffisamment à manger. Elle meurt de faim.

Nombreux Bébés posa son ouvrage et se releva.

— Je n'aurai pas assez à manger si tu la prends comme cinquième épouse. Tu crois nous rapporter assez avec ta chasse pour nourrir cinq femmes et nos enfants ? Ta chasse est maudite depuis que tu as permis à ce garçon Traqueur de Phoques d'habiter ce village et d'apprendre nos secrets.

— Qu'y pouvais-je ? Je n'étais pas chef à l'époque et c'était le petit-fils du vieil homme. Qui aurait cru qu'il avait le pouvoir de nous maudire, même dans la mort ?

— Ce qui est fait est fait. Mais n'empire pas les choses en prenant une nouvelle épouse.

— Je la prendrai si j'en ai envie. Ne me dis pas qui je peux prendre ou non.

— Si tu m'avais écoutée, tu aurais tenu tête au vieillard et renvoyé son petit-fils.

Sur ces mots, Nombreux Bébés se rassit et reprit sa couture.

— Je t'ai échangée pour la nuit. Au chef commerçant. Il a besoin d'une femme digne de ce nom.

Nombreux Bébés leva les yeux sur son mari et ouvrit la bouche pour parler. Roc Dur sortit son couteau de chasseur et le tapota lentement sur ses doigts.

— Ne me dis pas non.

Nombreux Bébés rejeta la tête en arrière, baissa les paupières puis le regarda par la fente de ses yeux.

— Parfait. Je serais ravie. Il y a bien longtemps que je n'ai pas eu un homme entre les jambes.

Waxtal ramassa une poignée de graviers et la jeta aux mouettes qui se chamaillaient pour un poisson pourrissant sur la ligne de marée haute. Elles voletèrent en piaillant puis décrivirent des cercles et se reposèrent sur la plage.

— Où sont les têtes de harpon ? demanda Hibou.

Waxtal lui tendit la bourse.

— Mais il y en a deux de cassées ! s'exclama Œuf Moucheté. Il a échangé trois ventres d'huile contre des têtes de harpon cassées, expliqua-t-il à Hibou. Il a mangé nos provisions tout l'hiver et voilà comment il nous remercie.

— Deux ventres d'huile, rétorqua Waxtal en ramassant des graviers.

Il observa Hibou du coin de l'œil. Ce dernier parlait rarement, mais parfois, au cours de l'hiver, quand la nourriture se faisait rare, c'était lui qui prenait fait et cause pour Waxtal et évoquait sa force alors qu'Œuf Moucheté le critiquait sans arrêt. Mais Hibou se contenta de secouer la tête.

— Qui en voudra ? ragea Œuf Moucheté en les jetant par terre.

— Roc Dur lui a sans doute promis une femme, remarqua Hibou.

— Je n'ai rien demandé, protesta Waxtal en rougissant. Toi et ton frère, vous avez des femmes toutes les nuits depuis notre arrivée. J'ai parlé aux esprits et sculpté pendant que vous vous amusiez. Combien de nos marchandises avez-vous troquées contre ces femmes ? Combien de colliers ? Combien d'huile ? Et pour quelque chose dont il ne restera rien, que vous ne pourrez échanger avec quelqu'un d'autre.

Waxtal tendit la plus grosse tête.

— Regardez, songez à ceci, ajouta-t-il en caressant la barbe cassée. C'est une tête de harpon de Chasseur de Baleines. Quels hommes possèdent plus de pouvoir que ceux qui chassent la baleine ? Vous me croyez assez sot pour penser que ces hommes voudront s'en servir comme arme ? Quelle est la valeur d'une arme ? Une peau de loutre contre un couteau courbe. Deux ventres d'huile contre un couteau de chasseur.

Il orienta alors la tête de harpon vers la mer, regardant vers l'est où la nuit avait commencé à griser l'horizon.

— Ce n'est pas une arme, c'est une amulette. C'est le pouvoir. L'homme est prêt à donner son âme pour cela.

Waxtal inclina la tête mais resta debout le dos tourné aux deux hommes. On n'entendit longtemps que le bruit des oiseaux et des vagues et la voix occasionnelle d'une femme montant d'un feu de cuisson.

— Ces gens n'ont pas de pouvoir, protesta enfin Œuf Moucheté. Ils sont maudits.

— Tu ne sais pas ce qu'ils étaient, répliqua Waxtal. Vous ne savez pas ce qu'ils étaient, et ceux avec qui nous commercerons cet été, dans des villages loin d'ici, ne savent pas ce que sont devenus les Chasseurs de Baleines, dit-il avec un sourire. N'est-ce pas ? ajouta-t-il dans un souffle, le visage tout contre celui d'Œuf Moucheté.

— Tu veux que nous proposions des mauvais sorts ? s'enquit Œuf Moucheté dont la voix se réduisit à un murmure où perçait le mépris.

— L'huile que Waxtal a troquée était sienne, répondit Hibou. Il a tué les phoques et en a tiré l'huile.

Œuf Moucheté regarda son frère et protesta, furieux :

— Tout ce que possède Waxtal est à nous. Il serait mort si nous ne l'avions pas trouvé.

— Peut-être serais-je mort. Admettons que l'huile vous appartienne, en tout cas, vous n'avez aucun droit sur mes sculptures. J'ai troqué pour elles dans le monde des esprits et vous n'y êtes jamais allés.

— Ne me parle pas de tes pouvoirs spirituels, rétorqua Œuf Moucheté. Si tu possédais tant de pouvoir, pourquoi nous as-tu amenés dans ce village maudit ?

Waxtal s'apprêtait à répondre quand Hibou se leva et lui mit une main sur la bouche.

— Calme-toi, tais-toi, ordonna-t-il en désignant les ulas d'un signe de tête.

Waxtal leva les yeux et s'aperçut alors que Roc Dur s'avançait dans leur direction. Œuf Moucheté hocha la tête et leva les mains pour le saluer.

— J'ai une femme pour toi, dit Roc Dur.

Lentement, Hibou regarda Waxtal ; lentement, il se

détourna.

— Tu n'as rien demandé, murmura-t-il.

Puis il rit d'un rire ténu, mais froid, froid comme le vent sur la glace.

Œuf Moucheté l'imita d'un rire plein de colère. Roc Dur regarda Waxtal avec étonnement.

Ce dernier eut les mains glacées et le visage brûlant.

— Je n'ai pas demandé de femme, dit-il assez fort pour que les deux marchands entendent.

— Ils sont fâchés, dit Roc Dur au bout d'un moment.

Waxtal ricana.

— Ils ont eu des femmes chaque nuit, précisa Roc Dur.

— Ce sont des gamins. Ils ne voient pas le pouvoir qui réside au-delà de la malédiction de ce village.

Roc Dur pinça les lèvres et durcit la mâchoire.

— Mais je sais ce qui est vrai, poursuivit Waxtal. Je serai heureux d'avoir ta femme pour la nuit. Ce sera la dernière fois avant de nombreuses nuits. Je dois grimper dans les collines et parler aux esprits. J'ai à sculpter.

— Oui, j'avais oublié. Tu sculptes.

— Amène la femme dans mon ulaq et je te montrerai mon travail.

Roc Dur hocha la tête et rentra chez lui.

31

Baie de Bonne-Nouvelle, Alaska

Kiin pagayait vers le nord, à moins d'un jour du village des Chasseurs de Morses. Elle longea la baie en direction de la rivière aux eaux calmes. Elle plaça l'ik de Queue de Lemming parallèlement à la rive, en sortit puis le tira jusqu'au sable sombre et limoneux des laisses. Chaque été, les Chasseurs de Morses dressaient leur camp aux saumons au-dessus de l'embouchure de la rivière. Des cercles profonds comme la main creusés dans le sol et bordés de pierre marquaient l'endroit où ils plantaient leurs tentes de peau de morse.

Le sol était encore humide de la neige hivernale récemment fondue, mais elle pourrait couper de l'herbe qu'elle étalerait en épaisse couche afin de protéger ses peaux de nuit puis installer l'ik à l'envers pour qu'elle et Shuku dorment dessous.

Elle sortit son panier à provisions qu'elle porta en haut de la plage pentue puis extirpa Shuku de sa bandoulière, lui ôta ses jambières et son linge souillé en peau de phoque et le mit sur ses jambes courtes et vigoureuses. Il se tint un moment debout avant de tomber brutalement sur ses fesses. Kiin le regarda se mettre à quatre pattes puis se redresser, bien droit, faire trois pas avant de retomber. Sa bouche s'ourla d'une moue tremblante mais Kiin applaudit, le félicita puis lui montra une mouette qui tournoyait au-dessus d'eux. Shuku sourit de ce demi-sourire si caractéristique de son père Amgigh. La poitrine de Kiin se serra soudain, mais elle refusa de céder au chagrin, prit Shuku dans ses bras et retourna au bateau. Plaçant son fils à l'intérieur, elle tira l'embarcation de toutes ses forces jusqu'à l'ivraie au-delà de la plage.

A l'aide du couteau de femme qu'elle portait dans un paquet à sa taille, Kiin coupa une poignée d'herbe qu'elle porta à l'endroit où elle avait laissé les vêtements de Shuku. Elle lui essuya les fesses et les jambes avec l'herbe puis nettoya le linge de peau de phoque. Elle la rinça ensuite dans la rivière et l'enveloppa autour d'elle pour la faire sécher, la nouant avec du varech tordu. Elle prit une bande sèche de peau de phoque dans son panier, la roula entre ses mains pour la ramollir, la capitonna d'épilobe puis emmaillota Shuku avant de lui remettre ses jambières. Il rouspéta et se débattit mais se calma quand Kiin le glissa à l'intérieur de son suk. Il se hissa jusqu'au sein gauche de sa mère et prit le téton dans sa bouche.

Kiin s'assit et regarda la mer. Elle avait eu de la chance. Les vents avaient été doux mais cette journée dans l'ik de Queue de Lemming lui avait fait comprendre les difficultés qu'elle rencontrerait lors de son retour chez les Premiers Hommes.

La terre, disait son peuple, était mère, le ciel père, mais ils étaient l'un et l'autre tellement immenses ; Shuku et elle si petits.

Elle songea aux nombreuses soirées de l'hiver passé où le Corbeau avait évoqué avec Renard Blanc et Oiseau Chante leur voyage au village du Peuple des Rivières.

Parfois, le Corbeau brûlait une baguette de saule jusqu'au charbon pour dessiner le terrain — plages, baies et rivières — depuis le village Morses jusqu'au village Rivières. Il y incluait toujours la baie du camp aux saumons — lieu propice où faire halte, à l'aller comme au retour. Chaque fois qu'il avait fait cela, Kiin avait trouvé quelque raison de quitter son coin pour offrir eau ou nourriture afin d'observer ce que le Corbeau dessinait.

Shuku sur un bras, elle marcha vers la plage, s'arrêta à la limite du sable, arracha un brin d'herbe et, accroupie, en utilisa la partie dure pour dessiner le point de terre qui s'étendait du village du Peuple des Rivières à la mer du Nord. Elle dessina la terre qui séparait la petite baie des Chasseurs de Morses du village du Peuple des Rivières puis la baie où elle se trouvait en ce moment.

De cette plage, elle tournerait vers le sud. Les montagnes descendaient dans la baie mais elle pouvait suivre les vallées et couper derrière le village Morse. Puis elle longerait les rives sud et ouest jusqu'à la plage des Commerçants. Elle espérait que la journée en ik vers le nord, tournant le dos à la plage des Commerçants, ferait croire au Corbeau et aux Chasseurs de Morses qu'elle se rendait bien au village Rivières.

Kiin se releva en soupirant. Le dessin aidait. Pour quelque raison, le ciel et la terre semblaient plus petits et son expédition moins redoutable. Elle rassembla quelques morceaux de bois flotté éparpillés au-dessus de la ligne de marée et les porta au campement où elle les empila dans un cercle de pierres noircies, vestige d'un foyer de cuisson. Elle s'empara de l'huile et du panier à provisions qu'elle ramena au camp. Fouillant dans son panier, elle prit une poignée d'épilobe qu'elle utilisait pour Shuku. Elle en frotta les côtés du conteneur d'huile puis prit ses pierres à feu dans sa bourse. Elle coinça l'épilobe entre les deux bouts de bois les plus secs et frotta les pierres l'une contre l'autre jusqu'à ce qu'une étincelle jaillisse. Kiin souffla doucement sur le feu qu'elle alimenta en bois et soupira de soulagement en le voyant prendre.

La chaleur des flammes tendait la peau de son visage et elle souleva son suk pour en faire profiter son fils.

Elle était fatiguée et avait envie de se reposer, mais elle devait d'abord songer à la nourriture.

Elle ne voulait pas perdre une journée à pêcher, aussi décida-t-elle de dresser des pièges à menhadens et à morues à l'aide de pierres de rivière empilées en demi-cercle pour retenir l'eau et les poissons quand la marée se retirerait. À la prochaine marée basse, elle harponnerait le poisson avec sa pointe de lance, trancherait deux bandes plates de chaque poisson qu'elle nouerait à l'extérieur de son panier pour qu'il sèche pendant qu'elle marchait.

Shuku gigota et tendit la main vers le feu.

— Non, Shuku, dit Kiin en lui saisissant les doigts. C'est chaud. Ça brûle.

Elle se leva et, tournant le dos au feu, lui montra l'eau.

— Tu vois, Shuku. La marée haute va venir, ce soir, mais pour l'instant nous devons fabriquer des pièges. Demain matin, nous ramasserons et laverons les poissons, puis nous entamerons notre route. Ce sera une longue marche mais nous sommes forts, Shuku.

L'enfant babilla des mots de bébé que seuls les esprits comprenaient. Kiin sourit. Elle se laissa presque aller à songer à Takha, à se demander quel était le son de sa voix. Mais quelque chose de sombre dans l'eau ramena soudain ses pensées à la baie du camp aux saumons. Un ikyak ? Quelqu'un — peut-être Chasseur de Glace — parti à sa recherche ? Elle retint son souffle avant de s'apercevoir que ce n'était qu'un veau marin.

Elle scruta la baie, étudiant chaque interruption dans le frissonnement des vagues. Si quelqu'un la suivait, se dit-elle, il l'aurait déjà rattrapée. Un ikyak de chasseur est beaucoup plus rapide qu'un ik de pêche de femme, et au village, presque tous les hommes pagayaient plus fort qu'elle. Malgré tout, ce voyage serait bien plus facile en bateau ; il lui faudrait alors moins d'une lune pour gagner la plage des Commerçants. Mais c'est d'abord là que le Corbeau la chercherait. Et que devien-draient Samig, Shuku et Takha s'il la trouvait parmi les

siens ?

— Nous devons abandonner le bateau, dit-elle à Shuku avant de s'accroupir pour se chauffer le dos. C'est le seul moyen d'être en sécurité. Quand nous arriverons dans notre peuple, la saison de commerce sera achevée et nous aurons un long hiver avec ton père pour décider que faire à propos du Corbeau.

» Si nous avons de la chance, le Corbeau trouvera notre ik et nous croiera noyés.

Elle se releva et tisonna le feu, mais un vent soudain monta de la baie et les flammes rentrèrent en elles-mêmes, s'aplatissant contre les braises. Kiin glissa son suk sur Shuku et protégea le feu de son corps. Une fois le vent calmé, elle retourna pour tirer l'ik jusqu'au camp. Coincé près du feu, il les garderait au sec et au chaud et protégerait les flammes du vent.

Quand elle revint, le feu avait calciné quelques bouts de bois et elle étouffa les flammes avec du sable jusqu'à ne laisser que de rares étincelles. Autant garder le bois pour la nuit. Kiin devait maintenant trouver des pierres et préparer les pièges pendant que la mer se retirait. Elle ôta Shuku de son suk. Il dormait. Elle le posa dans la coque de l'ik et l'enveloppa d'une fourrure de phoque qu'elle attacha avec du varech, bras sur le côté, comme s'il était dans un berceau.

Sur la plage, elle ramassa autant de pierres que possible puis les enfonça profondément dans le sable autour de rochers. Tout en s'affairant, Kiin pria les esprits pour leur demander que la force des vagues et de la marée n'emporte pas les pierres avant la prochaine tempête. Elle fabriqua trois pièges qui garderaient le poisson assez longtemps pour qu'elle le harponne à marée basse. Puis elle revint voir Shuku. Il dormait toujours. Elle s'assit près de lui, prit son panier d'oursins et en ouvrit un.

Les œufs d'oursin étaient délicieux, emplissant sa bouche d'un riche goût de poisson. Elle ferma les yeux en suçant son pouce. Oui, se dit-elle, j'ai fait ce qui était bien pour Shuku et moi. Ce ne sera pas facile, mais je rentrerai chez nous.

Cette fois, elle se promit de ne pas craindre de dire à Samig ce qu'elle voulait — être son épouse, seconde épouse après Trois Poissons, mais épouse tout de même. Quoi de plus réjouissant que de passer les journées à préparer la nourriture pour Samig, les soirées à coudre ses parkas et ses chigadax ? Quoi de plus épanouissant que les nuits dans ses bras ? Quoi de plus merveilleux que de porter ses fils dans son cœur ?

Kiin s'éveilla aux cris des mouettes sur la plage, aux bavardages des sarcelles sur la rivière. Elle jeta un coup d'œil au ciel et vit que le soleil était déjà haut au-dessus de l'horizon. Elle avait dormi plus longtemps que prévu et se mordit les lèvres. L'eau était déjà à hauteur de cheville et des poissons s'étaient sûrement échappés.

— Moins de nourriture pour le voyage, dit-elle en soupirant avec le vent.

Elle se leva, dénoua l'ik qu'elle posa prestement à plat. Elle arracha Shuku à la chaleur de son suk et entendit un petit bruit lorsqu'il abandonna son sein. Elle le posa dans le canoë, sourde à ses pleurs. Les bords étaient suffisamment hauts pour l'empêcher de ramper au-dehors. Elle le changerait plus tard. Il était plus important de s'occuper des poissons. Elle prit sa canne et un grand filet et courut aux mares. Une morue battait de la queue dans l'eau peu profonde derrière le muret le plus proche. Elle la harponna, la glissa dans son filet et se rendit au piège suivant. Quatre menhadens. Et une morue dans le troisième piège. Le poisson était trop long pour rentrer dans son filet, elle le laissa donc embroché et alla retrouver Shuku. Il ne pleurait plus et suçait son pouce tout en regardant sa mère. Il se remit à pleurer dès qu'elle s'approcha.

Kiin s'accroupit près de lui et lui pinça le nez et le bâillonna. Il cessa de pleurer et elle ôta sa main.

— Shuku, cesse de pleurer. Sinon, on t'entendra.

Peut-être des loups. Ou un esprit. Sois sage, Shuku, reste tranquille.

Shuku écouta. Mais quand Kiin se tut, il fit la grimace et repartit de plus belle. Une fois encore, Kiin mit sa main sur la bouche du petit qui s'arrêta immédiatement. Elle ôta sa main et le prit.

— C'est bien, Shuku, tu es courageux, murmura-t-elle en serrant son fils contre elle. Très courageux. Les loups ne nous entendront pas.

Elle reposa Shuku dans Fik et ouvrit un menhaden. A l'aide de son couteau courbe, elle ôta les entrailles, laissant la chair ferme sous sa tente d'arêtes. Elle glissa les viscères dans une coquille de clam propre, noua les deux moitiés avec un nerf et glissa le clam dans son panier. Demain ou un autre jour, cela servirait d'appât. Elle posa les yeux sur Shuku, sur les traces de larmes zébrant ses joues. Il respirait par à-coups mais ne pleurait pas.

— Shuku. Tu es brave, tu apprends déjà à être un homme.

D'un coup d'ongle, elle arracha les yeux du menhaden pour les donner à son fils. Quel enfant n'aimait les yeux de poisson ? Un gargouillis de joie monta au cœur de Kiin. Quel bonheur de pouvoir gâter Shuku sans Queue de Lemming pour exiger sa part.

Kiin enveloppa le poisson dans de l'herbe qu'elle posa sur les braises. Pendant qu'il cuisait, elle remballa ses provisions, leva les filets de tous les autres poissons et les fixa à l'extérieur de son panier.

Elle s'autorisa un moment de repos près du feu pour humer l'odeur du poisson en train de cuire puis elle se leva, prit sa lance et son couteau et gagna le bateau. Son regard s'attarda sur les côtes lisses en cèdre, les lanières de varech à chaque jointure, la couverture en cuir de morse huilé. C'était un bel ik, imperméable, à l'équilibre parfait, assez léger pour qu'une femme puisse le soulever.

Kiin prit Shuku et le sangla en travers de sa hanche gauche. Elle contempla les nuages qui se regroupaient en une ligne grise masquant le soleil tandis que la marée recouvrait progressivement la plage.

Peut-être les nuages sont-ils comme la marée, se dit Kiin ; peut-être les esprits qui vivent dans les Lumières Dansantes comprennent-ils les nuages et s'en servent-ils pour leur pêche aussi facilement que les gens de la terre utilisent les marées.

Songeuse, elle posa de nouveau les yeux sur l'embarcation.

Elle leva sa lance pour taillader la couverture mais s'interrompit au murmure de sa voix intérieure : « Laisse-le, Kiin. Cet ik a un esprit, comme tous les iks. Qui peut dire ce qu'il fera si tu le détruis ? »

— Qakan a détruit l'ik de notre mère, répondit Kiin.

Son esprit gémit, apeuré. « Rappelle-toi ce qui est

arrivé à Qakan. Aujourd'hui encore, ses os sont abandonnés sur la plage des Commerçants, sous la seule protection des pierres que tu as empilées sur lui. Le Corbeau l'a maudit, empêchant son esprit de voler dans les Lumières Dansantes. Que fera-t-il quand ta mère mourra et qu'il n'y aura plus personne pour penser à lui ? »

— Je ne peux pas laisser l'ik ici, protesta Kiin à voix haute. Que penserait le Corbeau s'il arrivait au camp aux saumons et trouvait l'ik intact ?

Soupçonnerait-il que Kiin était retournée chez elle ? Se rendrait-il à la plage des Commerçants où il les retrouverait, elle et ses fils, et tuerait Samig ?

Elle arma de nouveau son bras puis pensa que si le canoë était détruit sur les pierres, elles transperceraient le fond. Elle retourna le bateau et, fermant son esprit à sa voix intérieure, ficha la pointe dans le cuir avant d'agrandir la déchirure au moyen de son couteau courbe.

— Je libère ton esprit, dit-elle à l'ik. Reste ici jusqu'à l'arrivée du Corbeau. Reste ici et appelle-le sur cette plage. Fais-lui croire que mon fils et moi sommes morts. Puis va avec le vent parmi mon peuple, les Premiers Hommes. Dis-leur que j'arrive. Va et attends-moi.

Dès mon arrivée, je te fabriquerai un autre ik. Je l'ornerai de choses sacrées — coquillages et plumes de macareux, dents de phoque et toutes choses belles. Je t'honorerai. Alors, toi et moi serons ensemble tant que mon corps vivra. Et quand je mourrai, je demanderai que tu sois enterré avec moi afin que je puisse t'emme-ner dans les Lumières Dansantes.

Sur quoi, Kiin tira l'esquif jusqu'à la limite des marées et le posa dans les roseaux des sables. Elle arpenta la plage et finit par trouver une pierre suffisamment lourde mais pas trop. Elle la porta jusqu'à l'ik, la leva au-dessus du banc de nage central et la laissa tomber à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'il éclate. Après quoi elle prit un des colliers offerts par le Corbeau dont elle trancha le fil. Elle frotta le bijou dans le sable. Presque toutes les perles s'échappèrent et s'éparpillèrent dans les flaques. Kiin enroula ce qui restait autour du banc de nage brisé. Debout devant le bateau, elle tenta de se mettre à la place du Corbeau, de deviner ce qu'il penserait en voyant l'ik.

Elle reporta la pierre à sa place sur la plage et alla à son panier à provisions. Elle arracha son amulette de son cou, négligeant le frisson qui descendit le long de ses bras quand elle ne sentit plus contre sa poitrine le poids familier. Travaillant vite, elle prit la bourse comme modèle et coupa un autre bout de peau de phoque qu'elle perça de son alêne de deux trous avant de le coudre d'un côté. Elle y plaça une pierre noire et plusieurs coquillages qu'elle avait trouvés sur la plage puis coinça cette fausse amulette sous une lanière de proue. Elle arracha de longs cheveux de sa tête, les entortilla aux extrémités brisées du banc de nage puis, sortant son couteau de femme, s'entailla l'intérieur du bras gauche. Elle laissa le sang couler sur le cuir de phoque, sur l'amulette, sur les perles de coquillage du collier. Puis, agenouillée sur le sable, elle pria l'esprit qui sans doute écoutait.

— Protège-moi, protège Shuku. Fais que le Corbeau n'apprenne jamais cela.

32

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Waxtal caressa la défense de morse. C'était sa plus belle réalisation. Il laissa courir ses doigts sur les personnages et les animaux ciselés, comme il aurait caressé une femme. Même avec ce toucher délicat, il sentait le pouvoir de l'ivoire passer dans ses mains et le brûler comme des charbons ardents. Il soupira et, les yeux fermés, sentit le sang durcir sa partie d'homme. Il posa une main sur la défense de morse et la frotta comme si c'était lui.

— Les imbéciles, dit-il tout haut en songeant à Hibou et à Œuf Moucheté. Ils n'ont pas la moindre idée du pouvoir de mes sculptures. Et ils ne sont pas près de comprendre le pouvoir dont jouissent encore les Chasseurs de Baleines.

Une voix lui répondit. Waxtal secoua la tête. Il était seul dans l'ulaq, mais peut-être était-ce un esprit amené par le pouvoir de ses sculptures. Le cœur battant plus vite, Waxtal se leva et lissa ses tabliers d'herbe. La voix appela de nouveau. Cela venait du toit. Waxtal leva les yeux.

C'était Roc Dur.

Déçu, furieux, Waxtal se rassit, dos tourné au rondin. Puis il se rappela que Roc Dur lui avait promis une femme. Parfait. Il y avait un temps pour les esprits et un temps pour les femmes.

— Je suis là, s'écria-t-il.

Pendant que Roc Dur descendait, Waxtal sortit son couteau à sculpter et le pencha pour tracer une ligne sur la défense.

Qu'il croie m'avoir interrompu dans mon travail. Qu'il croie que j'ai autre chose à penser qu'à une femme dans mon lit.

Waxtal regarda par-dessus son épaule et fronça les sourcils. La femme qui accompagnait Roc Dur était Nombreux Bébés. Elle était vieille et braillarde ; pourtant, Waxtal ne laissa rien paraître de son déplaisir. C'était un honneur de se voir offrir la première épouse du chef.

Nombreux Bébés lui offrit des yeux langoureux, puis entrouvrit la bouche et passa la langue sur sa lèvre supérieure. Waxtal voyait qu'elle avait été belle. Même sous son suk à la coupe large, il percevait la large courbe de ses hanches, le mouvement de ses seins.

Roc Dur se tenait près de sa femme. Les yeux plantés sur Waxtal, il tournait la tête comme si sa femme n'existait pas.

— Ce sont tes sculptures, dit-il en s'avançant vers Waxtal pour s'accroupir à côté de lui.

— Oui.

Roc Dur tendit la main vers l'ivoire mais la recula en entendant Waxtal siffler. L'homme regarda Waxtal, les sourcils froncés et les lèvres serrées.

— Elle possède un esprit, fit remarquer Waxtal. Elle... elle est vivante.

— Comment sais-tu quoi sculpter ? s'enquit Roc Dur en croisant les bras sur sa poitrine.

Waxtal plissa les yeux et réfléchit un moment. En dire trop était toujours dangereux.

— C'est une histoire, répondit-il enfin. Elle raconte ce qui est arrivé à mon peuple.

De la pointe de son couteau, il indiqua une série de contre-hachures à la base de la défense.

— Ceci est une plage lointaine, à l'est et au sud d'ici, proche des murs de glace qui marquent le bout de la terre. A côté, tu vois les vagues qui ont détruit notre village.

Il montra ensuite une série de grandes lignes se dressant au-dessus de cercles représentant un groupe d'ulas.

— Ici, c'est l'endroit où nous prenons nos ikyan pour voyager jusqu'à la plage du vieil homme, le chaman sculpteur.

Roc Dur hocha la tête.

— Ici, nous troquons avec nos frères les Chasseurs de Baleines et ceci est la bataille avec les Petits Hommes. Cet homme, c'est toi, ajouta Waxtal en posant la lame de son couteau contre une des silhouettes, plus grandes que les autres, une lance dans chaque main.

Roc Dur se pencha davantage pour étudier la sculpture et Waxtal dissimula son sourire derrière sa main. A quoi bon préciser que l'homme en question était Waxtal et que l'histoire était la sienne ?

Nombreux Bébés se pencha sur son mari pour observer l'ouvrage. Elle claqua les lèvres et demanda :

— Fais-tu plaisir aux femmes autant qu'aux sculptures ?

Elle tendit la main pour caresser les cheveux de Waxtal, éclata de rire et referma les doigts sur ses oreilles. Roc Dur se releva et lui fit lâcher prise.

— Je suis désolé d'offrir si peu contre ton huile, dit-il à Waxtal. Peut-être trouveras-tu du plaisir dans le fait que c'est ma première épouse. Sinon, choisis la femme que tu veux au village. Je te l'amènerai.

Et, sans un regard pour Waxtal ni Nombreux Bébés, Roc Dur regrimpa dehors.

Waxtal s'inclina sur la défense de morse et rogna une ligne sur l'ivoire jaune. Nombreux Bébés s'agenouilla près de lui, avança lentement la main sous son suk et lui caressa l'intérieur des cuisses. La partie d'homme de Waxtal durcit, mais il garda les yeux et les mains sur son travail. Qu'elle attende.

Une femme doit comprendre qu'il y a plus important qu'elle. Ce soir, il devait sculpter.

Bientôt, les mains de Nombreux Bébés pressèrent, frottèrent. Les doigts de Waxtal devinrent tout froids et il sut que son esprit avait quitté ses mains pour trouver la joie entre ses jambes. Soupirant, il posa son couteau. Il devait parfois songer aux autres avant de songer à lui-même. Quelle femme, voyant cette défense, ne le voudrait pas, lui, même pour une nuit brève ? Quelle femme ne voudrait pas la chance de porter son enfant ?

Il se tourna et ôta le suk de Nombreux Bébés puis l'étendit sur le dos. Elle ouvrit les jambes. Il soupira de nouveau. Pourquoi refuser la femme ? Il aurait d'autres occasions de sculpter. D'ailleurs, il n'était pas question d'insulter Roc Dur.

33

Les ronflements de la femme réveillèrent Waxtal. Il grommela et remua. Si ç'avait été son épouse, il l'aurait réveillée à coups de pied et obligée à regagner sa chambre, mais un commerçant ne pouvait traiter ainsi la femme de l'alananasika. D'un coup de coude, il la poussa sur le côté. Elle émit un grognement, resta un moment silencieuse puis ronfla de plus belle.

Waxtal s'approcha du rideau qui séparait la chambre de la grande pièce. A travers l'herbe grossièrement tissée, il perçut la lumière de la lampe à huile, puis entendit ses deux compagnons chuchoter.

Waxtal secoua la tête. Qu'ils bavardent la moitié de la nuit. Ils passaient leurs journées au lit avec une femme ou une autre. Lui, il avait mieux à faire. Comment un homme peut-il saluer le soleil avec les Chasseurs de Baleines s'il a veillé toute la nuit ? En outre, il devait chercher dès demain un endroit dans les collines où méditer, jeûner et parler aux esprits. Que savaient Hibou et Œuf Moucheté des choses de l'esprit ? Ils ne pensaient qu'à leur ventre et au bas de leur dos.

Il bâilla puis entendit Œuf Moucheté.

— On le laisse là !

Hibou répondit, mais Waxtal ne comprit pas. Il se redressa sur son séant et se pencha. Les hommes devisaient toujours, parlant vite et bas comme tous les Cari-bous, mais Waxtal avait appris cette langue au cours de l'hiver avec les deux hommes.

Hibou était d'ordinaire plus facile à comprendre que son frère parce qu'il s'exprimait plus lentement. Mais s'il parlait pour l'instant, les ronflements de Nombreux Bébés couvraient ses paroles. Waxtal couvrit donc la bouche et le nez de la femme qui secoua violemment la tête et repoussa sa main.

— Nombreux Bébés, murmura-t-il, chut. Reste tranquille.

La femme se redressa sur ses coudes.

— Quoi ?

Waxtal pressa son doigt sur ses lèvres.

— Chut. Tu pleurais dans ton sommeil. C'était un rêve. Calme-toi. Tout va bien.

Elle se lova contre Waxtal et mit sa main entre ses jambes, mais Waxtal la repoussa.

— Rendors-toi, dit-il dans l'espoir qu'elle ne ferait aucun bruit tant qu'il n'aurait pas entendu ce que les deux hommes disaient de lui.

Nombreux Bébés se rallongea et Waxtal regagna son poste derrière le rideau.

Il retint son souffle et attendit. Rien. Il soupira. Les hommes étaient sans doute partis se coucher. Mais peut-être mangeaient-ils et reprendraient-ils leur conversation après. Autant attendre. Il avait toute la nuit pour dormir.

Au bout d'un moment, Hibou s'éclaircit la gorge. Waxtal sourit. Il avait eu raison.

— Bon, on le laisse. Et après ? dit Hibou. Les Chasseurs de Baleines n'en veulent pas. Il est paresseux et ne sait pas chasser. Roc Dur sera furieux contre nous et nous ne pourrons plus revenir commercer.

— Tu veux troquer avec ces Chasseurs de Baleines ? lança Œuf Moucheté. La malédiction de cet endroit a déjà atteint mes os. Nous sommes restés trop longtemps. Je ne tiens pas à revenir. Qu'avons-nous à montrer pour le temps que nous avons passé ici ? Quelques ventres de phoque de vieille huile de baleine. Nous avons donné plus que ça pour leurs femmes.

— Waxtal a des têtes de harpons.

— Quatre, pour trois ventres d'huile.

Le silence se fit de nouveau.

— Alors quand ? demanda enfin Hibou.

— Demain. Waxtal a dit qu'il se rendrait dans les collines pour jeûner. Quel meilleur moment pour l'abandonner ?

— Et si les Chasseurs de Baleines essaient de nous en empêcher ?

— Dans quel but ? Ils n'ont que faire de bouches à nourrir.

— Et l'ik de Waxtal ? On le prend ?

— Il faudrait être plus de deux pour manœuvrer un ik et un ikyak sur une longue durée. Le prochain village est à plusieurs jours d'ici.

— Et les défenses ?

Nouveau silence. Puis Waxtal entendit un rire, profond et tranquille.

— Il a mangé la valeur de plusieurs défenses depuis qu'il est avec nous.

— Je prendrai aussi les têtes de harpon. Sur bien des points, ce vieil homme est un sot, mais il s'y connaît en commerce.

— Il dit que le Peuple des Rivières donnera deux femmes pour une tête de harpon.

Waxtal se rallongea sur les fourrures. Ainsi, Hibou et Œuf Moucheté pensaient lui prendre ses affaires et le laisser. Il rit intérieurement.

Waxtal attendit que les deux hommes gagnent leur chambre et guetta le souffle régulier de leur sommeil. Puis il rampa jusqu'aux sacs qu'ils cachaient au fond de la réserve de nourriture. Presque toutes les marchandises s'y trouvaient. Seuls leurs colliers, leurs armes, quelques ventres d'huile de baleine et quelques paniers de baies séchées étaient dans leur chambre. Le reste — huile, cuirs, fourrures, viande séchée — était empaqueté dans des peaux de caribou.

Waxtal prit presque tout plus quatre vessies d'eau suspendues aux chevrons. Il prit dans sa chambre ses armes et ses outils à sculpter puis s'empara d'une natte en peau de phoque qu'il posa sur la lampe à huile jusqu'à ce que la flamme se noie dans l'huile. Une fois dans l'obscurité, il hissa le tout sur le toit. Ce faisant, il chuchota des prières et des promesses aux esprits, les suppliant de faire dormir les marchands et de leur boucher les oreilles.

Bientôt, il n'eut plus que ses défenses, l'une sculptée, l'autre lisse. Il les monta et emporta tout dans son ikyak. Il emplit la proue et la poupe des provisions et marchandises, marquant une pause pour arracher un collier de perles de coquillage d'un sac appartenant à Hibou et le passer autour de son cou. Il arrima le tout bien en équilibre, à droite et à gauche, en avant et en arrière. Il dut finalement abandonner six ventres de phoque d'huile sur la plage — ainsi que les sacs vides des commerçants.

Il faisait sombre, c'était le cœur de la nuit. La marée était haute, il serait donc plus aisé, espéra Waxtal, de lancer son ikyak et d'éviter les rochers. Il porta deux ventres d'huile à l'ulaq de Roc Dur et appela doucement du haut du toit. Une lampe à huile brûlait, jetant contre les murs l'ombre longue et obscure d'une femme.

Waxtal avait oublié son nom. Elle avait passé plusieurs nuits avec Œuf Moucheté, ça, il s'en souvenait, mais rien de plus.

— Je dois parler à Roc Dur, dit Waxtal.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle en se levant.

— Waxtal, le marchand.

Elle hésita.

— Il dort, dit-elle enfin.

— J'ai de l'huile pour payer la transaction que nous avons faite. J'ai fait des promesses aux esprits et je dois m'en aller maintenant et vite. Je veux que Roc Dur ait l'huile avant mon départ.

La lampe éclaira la tête de la femme par-dessous et jeta des ombres sur ses yeux ; son visage avait l'air d'un masque servant à appeler les esprits.

— Attends. Je vais le chercher.

Waxtal s'assit au bord du trou qui perçait le toit, les

pieds pendant dans l'ulaq. Il enveloppa de ses bras un des ventres d'huile et entreprit de descendre.

Il partit ensuite chercher le second. Il était encore en haut quand il entendit la voix de Roc Dur.

— Waxtal ?

— Oui.

— Bien. Tu as apporté mon huile ?

— Oui. Je veux que tu l'aies avant que je ne parte parler aux esprits.

— Bien, dit-il en tendant la main pour prendre son dû. Peux-tu manger avant de partir ?

Waxtal leva les yeux vers le ciel. Il faisait encore sombre.

— Oui.

Roc Dur tendit à Waxtal de l'huile et une pleine poignée de viande séchée.

— Où comptes-tu aller ?

Waxtal mordit et mâcha avant de répondre.

— Les esprits en décideront.

— Reviendras-tu ?

— J'en ai assez de Hibou et d'Œuf Moucheté. Disleur de poursuivre sans moi.

— Ils ne savent pas que tu pars ?

— Si, mais ils avaient prévu de m'attendre. Dis-leur de ne pas le faire.

Waxtal plia une lamelle de viande séchée qu'il coinça entre sa mâchoire et sa gencive pour la ramollir.

— J'ai été heureux de traiter avec toi, dit-il la bouche pleine. J'espère revenir. Une autre année peut-être. Guette-moi l'été.

Roc Dur lui claqua l'épaule.

— Je te guetterai.

Waxtal s'apprêta à grimper puis se retourna et tendit le collier de Hibou.

— Ta femme a bien profité de tes leçons. Donne-lui ceci de ma part.

Roc Dur prit le collier.

— C'est elle qui m'a appris, dit-il en riant.

Son rire suivit Waxtal jusqu'à l'obscurité de la nuit.

34

Hibou s'étira et se gratta le ventre.

— Pour un homme qui n'a pas eu de femme de l'hiver, il n'a pas fait beaucoup de bruit, cette nuit.

— Ils sont vieux tous les deux, dit Œuf Moucheté en riant. Peut-être voulait-il seulement dormir. Quoi qu'il en soit, il ne mérite pas de femme après son troc avec Roc Dur. Trois ventres de phoque contre quatre têtes de harpon cassées.

— Deux ventres.

— C'est ce qu'il dit. Il a menti pour la femme, pourquoi pas pour l'huile ?

— Nous n'aurions jamais dû l'amener, cela nous aurait évité de venir sur cette île maudite. Nous serions dans un village Traqueur de Phoques à jouir de femmes dodues et de viande fraîche.

Œuf Moucheté plongea le doigt dans la lampe et en lécha l'huile.

— Elle est rance, fit Hibou avec une grimace. Je le sens d'ici.

Œuf Moucheté haussa les épaules. Il gagna la réserve de nourriture et écarta le rideau en frottant l'herbe tissée.

— Ces femmes Chasseurs de Baleines ne savent pas tisser.

— Quelle importance pour nous ?

Hibou avait pris son parka accroché au mur et passait son pouce le long des coutures, écrasant les puces grises qui s'étaient glissées dans chaque ourlet.

— Les femmes Traqueurs de Phoques nous donnent des nattes, les femmes Chasseurs de Baleines nous donnent des puces.

Accroupi pour fouiller dans la réserve, Œuf Moucheté étouffa un cri et se retrouva assis par terre.

— Quoi ? demanda Hibou en levant les yeux de son parka.

— C'est presque vide, dit Œuf Moucheté d'une petite voix. Regarde.

Hibou arracha le rideau et tira de la cache un ventre de lion de mer à demi plein, une vessie d'eau aplatie et une peau de phoque de poisson séché.

— Tout a disparu sauf ce qui était déjà là avant notre arrivée, remarqua Œuf Moucheté.

Hibou se rendit dans la chambre de Waxtal et, là encore, arracha le rideau. Nombreux Bébés se redressa en agrippant ses couvertures.

— Où est Waxtal ? demanda Hibou.

Les mots de la femme se bousculèrent. Hibou finit par entrer et la saisit par le bras pour la mettre debout.

— Parle lentement, femme. Comment veux-tu que je comprenne ta langue ridicule si tu parles aussi vite ?

Nombreux Bébés se dégagea avec violence, enfila son suk de loutre et fonça vers le centre de l'ulaq. Elle regarda autour d'elle puis demanda :

— Où est Waxtal ?

— C'est ce que mon frère vient de te demander, répondit Œuf Moucheté en donnant un coup de pied à la peau de poisson séché. Toutes nos réserves sont parties — nos sacs de troc, notre nourriture, notre huile. Il ne reste que ce que ton mari nous a donné à notre arrivée.

— Comment saurais-je où est Waxtal ? répondit Nombreux Bébés. Je lui appartenais pour la nuit — comme mon époux l'alananasika me l'a demandé. C'est tout.

Elle tira violemment sur les plis épais de son vêtement.

— Tu ne l'as pas vu partir ?

— Je dormais.

Hibou saisit ses épaules, mais elle lui donna un coup de genou dans le bas-ventre. L'homme se plia en deux et s'écroula.

— Mon mari te tuera si tu oses me toucher ! hurla-t-elle en partant.

Œuf Moucheté leva le poing.

— Dis à ton mari que c'est ce que je pense des Chasseurs de Baleines.

Puis il s'accroupit près de Hibou.

— Je ne suis pas blessé, grommela Hibou en grinçant des dents.

Œuf Moucheté secoua la tête, enfila son parka et quitta l'ulaq en hâte.

— Je vais sur la plage voir s'il nous a laissé notre ik ! Viens dès que tu peux.

Waxtal s'installa sur la fourrure de phoque et mit ses mains au-dessus de la petite flamme de sa lampe de chasseur. La défense de morse sculptée gisait à sa droite, l'autre à sa gauche. Il se trouvait sur un îlot à l'est de l'île des Chasseurs de Baleines et avait repéré une saillie à flanc de montagne. Il y avait dressé son camp à un endroit d'où il pouvait surveiller la mer. Le vent soufflait vers les terres, froid et humide, le mordant jusqu'à l'os.

Comme son suk en fourrure des Premiers Hommes était usé, il se planta, la lampe entre ses jambes, puis se rassit, les bords de son vêtement contre le sol. La chaleur de la lampe enveloppait ses jambes. Il ferma les yeux tandis que la chaleur gagnait son ventre et sa poitrine.

Quand il s'installa de nouveau sur la peau de fourrure, il entonna une incantation, des mots de louange dont il espérait qu'ils plairaient aux esprits proches.

Dans le froid, ses lèvres étaient raides et sa voix ténue, presque comme celle d'une femme.

Pourquoi les esprits rendaient-ils les choses si difficiles ? Pourquoi envoyer la pluie et le froid le premier jour de son jeûne ? Comment vivre sans manger au milieu d'un vent qui ôtait toute chaleur au corps ? Il était déjà assez dur d'oublier un ventre vide. Comment rester en prières quand on tremblait de froid ?

Waxtal arrondit ses mains sur la lampe à huile et poursuivit sa mélopée. Son chant de grâce pour la mer, pour les animaux marins, monta de sa poitrine, coula de sa bouche et lui revint en tournoyant avec le vent. Les mots parvinrent à ses oreilles, faisant jaillir des images en lui — loutres, prestes et fluides ; phoques, gras et sombres ; lions de mer, immenses et valeureux. Il vit des morses et des baleines, des oiseaux marins et des poissons. Enfin, il vit les présents qu'apportaient ces animaux : cuirs et peaux fourrées, viande et graisse, huile, dents pour les colliers, os pour se chauffer, ivoire pour sculpter.

Il posa les mains sur ses défenses. Elles étaient chaudes comme si elles se rappelaient la chaleur de l'ulaq Chasseur de Baleines où elles avaient reposé la dernière fois. Sous les doigts de sa main droite, Waxtal sentait les lignes qu'il avait ciselées. Leur pouvoir gagna son poignet, son avant-bras — et la chaleur se répandit de ses épaules à son cœur.

De nouveau, il vit des animaux marins avec l'œil d'un commerçant : trois dents de lion de mer pour une griffe d'ours, un ventre de phoque d'huile pour un grattoir en os de caribou, une peau de fourrure de phoque pour trente peaux de macareux ; six ventres de lion de mer d'huile pour une cape en plumes de cormoran. Il se vit porter le parka et les jambières de caribou, les colliers et une cape en peaux d'oiseau, il se vit avec une nouvelle femme chaque nuit. Il se vit avec un ik neuf, suffisamment grand pour contenir les choses qu'il achèterait et dont la plupart des gens ne soupçonnaient même pas l'existence. Il entendit les femmes louer ce qu'il apportait ; il lut la peur dans les yeux des hommes quand ils commençaient à comprendre le pouvoir de son commerce ; il goûta la nourriture que les femmes déposaient devant lui ; il sentit leurs mains caressantes sur son bas-ventre.

Ses chants lui revenaient toujours aux oreilles pour se perdre dans les visions de ce qu'il espérait obtenir ; ainsi, Waxtal parlait mais n'entendait pas ce qu'il disait. Et ses remerciements devinrent des remerciements à un collier de griffes d'ours ; ses prières devinrent prières à un ik de commerçants ; ses louanges, des louanges aux beaux parkas.

— Fais ce qu'une femme est censée faire. Couds. Tresse un panier, dit Roc Dur avant de passer ses mains sur son visage. Je reviens.

Il laissa Nombreux Bébés en pleurs dans leur ulaq.

Il se rendit dans celui des commerçants. Ne trouvant personne, il alla sur la plage. Les deux hommes étaient près de leur ik et passaient la main sur la couverture en peau de morse.

Roc Dur resta un moment à les observer sans un mot puis les appela.

— J'ai partagé mes épouses avec les commerçants. J'ai donné nourriture, eau et huile. Ils ont habité un bon logis. Ma femme est chez moi, maintenant, et elle pleure sans arrêt. Que lui avez-vous fait ?

— Rien, dit Œuf Moucheté d'une voix forte et ferme.

— Demande à Waxtal. C'est lui qui l'a eue, ajouta Hibou. Nous avons dormi seuls.

— Où est-il ?

— Il est parti, répondit Hibou. Il a emporté notre viande, notre huile et le contenu de nos sacs.

Hibou donna un coup de pied dans une peau de caribou vide près des claies.

— Regarde ce qu'il a fait à notre kayak, dit Œuf Moucheté.

Sortant un couteau de sa manche, il souleva un bord

à l'aide de sa lame pour montrer une entaille sur toute la longueur du ventre du bateau.

— Vous allez partir à sa recherche ? demanda Roc Dur.

— Avec quoi ? Un de tes chasseurs nous laisserait-il utiliser son ikyak ?

— Comment un chasseur peut-il donner son frère ? demanda Roc Dur.

— Tu n'as personne qui échangerait un ik contre un ikyak ? s'enquit Hibou.

— Tu veux qu'un chasseur te donne son ikyak contre un bateau de femme ? On ne chasse pas la baleine avec un ik.

— Un ik de commerçant, insista Œuf Moucheté.

— Quelle différence ? Un bateau de femme comme un ik de chasseur déshonoreraient la baleine. Mais je vais poser la question. Peut-être un de mes chasseurs est-il devenu fou.

Œuf Moucheté s'assombrit mais n'ajouta mot.

— Aucune de tes femmes ne possède un ikyak ayant appartenu à un époux ou à un frère mort ? demanda finalement Hibou.

— Les hommes Chasseurs de Baleines emportent leur ikyak avec eux dans les Lumières Dansantes.

— Une de tes femmes échangerait-elle son kayak ?

— Contre quoi ? s'enquit Roc Dur en se penchant pour soulever un des sacs vides. Qu'avez-vous à troquer ?

Hibou porta la main aux nombreux colliers de perles qui pendaient à son cou.

— Une femme a besoin de son ik pour pêcher, remarqua Roc Dur. Crois-tu qu'elle puisse se nourrir de colliers ? D'ailleurs, tu ne rattraperas pas l'ikyak de Waxtal avec un bateau de femme.

En deux pas rapides, Œuf Moucheté se retrouva face à face avec le chef dont il saisit le suk à deux mains.

— Nous sommes venus dans cette île maudite avec nos charmes et nos amulettes pour vous gagner la faveur des esprits. Maintenant, nous avons tout perdu. C'est ta faute. Ta malédiction est retombée sur nous.

Roc Dur sortit son couteau de manche de son fourreau et le tint, lame à plat contre le cou d'Œuf Moucheté.

— Suis-je responsable de vous ? siffla-t-il entre ses dents. Vous êtes arrivés sur cette île sans invitation. Vous avez mangé ma nourriture, habité ce village, usé de mes femmes et vous me reprochez tout ce que vous avez perdu ?

Alors, Hibou s'avança, arracha les mains de son frère du suk de Roc Dur, puis serra le poignet de Roc Dur pour détourner la lame.

Roc Dur recula et s'arracha à l'emprise de Hibou.

— Tu as amené Waxtal, dit-il. C'est l'un des tiens.

— Il se proclame ton frère.

— Seulement à la façon dont les Traqueurs de Phoques sont frères de tous les Chasseurs de Baleines. Seulement cela.

Œuf Moucheté regagna son ik en ricanant.

— Je vais dire à mes femmes de réparer votre ik.

— Nous avons ici quatre ventres de phoque d'huile, dit Hibou en désignant ceux que Waxtal avait abandonnés sur la plage. J'en donnerai deux pour une femme — sans enfants à s'occuper — pour nous aider. Et réchauffer nos lits la nuit. Assure-toi qu'elle sait coudre et cuisiner.

Voyant que Roc Dur ne répondait rien, Hibou tapota ses colliers.

— Elle aura aussi quelques colliers.

Roc Dur regarda en l'air puis le bout de ses pieds. Il gratta les graviers du talon.

— Peu importe qu'elle soit vieille, précisa Hibou.

— Pas trop, ajouta Œuf Moucheté.

Roc Dur hocha la tête.

— Je vais essayer de vous aider, dit-il enfin. S'il y a une chose dont nous ne manquons pas dans ce village, c'est de femmes.

Il rentra chez lui. Le rang de perles de coquillage que

Waxtal lui avait données cette nuit était froid sous son suk et le grattait. Une fois dans sa chambre, il ôta le collier, le roula en boule et le fourra dans une crevasse à l'endroit reculé où le gazon était mou entre les pierres et les chevrons. Mieux valait attendre que les commerçants aient quitté l'île pour le sortir et le donner à une épouse ou une autre, peut-être en honneur de la naissance d'un nouveau fils.

Les paroles de son chant l'avaient réchauffé. L'esprit envahi d'images de ce qu'il serait, Waxtal prit son couteau à sculpter. C'était un très beau couteau, fait pour lui par Amgigh trois ans auparavant.

— Un cadeau du mari de ma fille, s'écria Waxtal, courbant les mots pour qu'ils prennent part à son chant.

Puis il inclut un chant pour lui, pour la bravoure dont il avait fait preuve en sauvant Amgigh quand une baleine avait failli prendre sa vie. Mais quel bienfait en avait-il tiré ? Les esprits l'avaient marqué de la mort.

Sans doute à cause de Kiin. Kiin était sa fille, oui, mais quel homme voudrait d'une telle progéniture ? Elle était maudite depuis son premier jour. D'ailleurs, il n'avait vu dans ses yeux que le vide et la rapacité, mais ni esprit, ni âme.

Waxtal passa soigneusement les doigts sur la lame d'obsidienne de son couteau. Elle était longue comme la moitié de son doigt le plus petit, pointue au bout, avec un côté aiguisé. Comme il l'avait souvent affûtée, elle était maintenant très mince des deux côtés. Un jour, il lui faudrait trouver un autre tailleur de lame, aussi talentueux qu'Amgigh. Il garderait le même manche d'ivoire, taillé dans un os de mâchoire de baleine ; au fil des ans, la poignée s'était modelée en courbes et creux pour s'ajuster à sa main avec perfection.

Waxtal sentit le couteau se réchauffer sous ses doigts. Alors, il posa la défense de morse sculptée en travers de ses genoux. Il laissa ses doigts suivre les lignes sculptées jusqu'à l'endroit où il s'était interrompu et qui représentait la naissance de Kiin. Il avait ciselé la partie de femme de Coquille Bleue et un cercle au-dessus, le renflement de son ventre.

D'abord, il avait pensé figurer la naissance de Qakan. Il avait voulu oublier Kiin, mais s'il l'oubliait, il devait aussi oublier Amgigh et le Corbeau, deux fils puissants qui étaient siens à cause d'une fille maudite. Peut-être les esprits paieraient-ils en retour pour la souffrance dans la vie d'un homme ? Or, qui lui avait causé plus de souffrance que Kiin ? Même la colère de Samig était sa faute.

Une fois que Waxtal eut achevé Coquille Bleue — un cercle et un coin —, n'ayant pas réussi à décider comment sculpter Kiin, il laissa son couteau de côté, espérant qu'une idée lui viendrait d'un rêve ou d'un esprit. Aujourd'hui, son incantation lui avait suggéré la réponse. Il se pencha sur son ouvrage et déplaça son couteau pour que la pointe fasse un autre coin, signe de femme, mais pointe en haut, cette fois. Puis il dessina une ligne qui allait du coin de Coquille Bleue à ce coin-ci. Il traça des lignes traversant le nouveau coin pour montrer l'hostilité des esprits. Cela fait, il se frotta les mains au-dessus de l'ivoire en souriant. Excellent.

Il ferma les yeux et se perdit dans l'incantation. Comme il chantait, il se laissa aller à imaginer les joies qui seraient siennes une fois chef des Premiers Hommes. Il aurait des femmes et des ikyan, les fourrures les plus douces pour son lit, de nombreux parkas et un beau suk en plumes, de chaudes jambières en peau de caribou et une cape de plumes semblable à celle du Corbeau.

Le plus clair du jour, il vécut dans ses rêves, puis, la faim commençant à le tarauder, il s'interrompit. Il ouvrit les yeux et regarda vers la mer. Elle était plus sombre, comme toujours lorsque le soleil commençait sa chute vers l'ouest.

Waxtal observa la défense, toujours sur ses genoux. Surpris, il écarquilla les yeux puis se mit à gémir amèrement. Là, à côté du coin de Kiin, il voyait d'autres lignes, comme si quelqu'un les avait tracées sous l'effet de la colère. Il eut le souffle court et, dans son ventre, la douleur se fit plus aiguë. Les ongles de sa main droite mordirent sa paume et il s'aperçut qu'il serrait encore son couteau dans la main. Il l'ouvrit. Le couteau tomba. Ce n'était pas lui qui avait tracé ces lignes. Elles étaient hardies et profondes, différentes de celles qu'il avait sculptées avant.

Il repoussa la défense et se leva, cherchant en vain les signes d'autres hommes — herbe foulée aux pieds, ikyak sur la plage, loin en contrebas.

Il se rassit avec lenteur et reprit la défense mais n'arriva pas à refermer les mains autour. Il se releva. Son souffle s'accéléra comme s'il avait couru. Il se blottit à l'intérieur de son suk puis abandonna les défenses, sa lampe de chasseur et son épaisse peau de fourrure de phoque et grimpa plus haut dans la montagne. Il continua de regarder en arrière jusqu'au moment où il ne distingua plus les défenses, puis il s'installa dans l'herbe humide, accroupi pour garder ses pieds au chaud sous son suk. Il se pencha en avant et entoura sa tête de ses bras.

Il voulait chanter, mais avait peur que les esprits qui avaient sculpté sa défense ne l'entendent et viennent à lui ; alors il garda son incantation dans sa gorge, comme une amulette, pour protéger le chemin qui menait à son cœur. Il laissa ses paroles emplir son esprit jusqu'à ce qu'elles repoussent la peur jusqu'à son ventre, où elle brûlait comme le feu sur l'os.

Roc Dur s'arrêta au sommet de l'ulaq et appela. Elle Pleure répondit et grimpa au rondin en levant les yeux.

— Entre. J'ai à manger, dit-elle.

Comme il descendait, Elle Pleure se pressa contre lui et murmura :

— Mon époux n'est pas là.

Roc Dur hocha la tête. Elle Pleure prit son bébé qu'elle tendit à la fille de son époux.

— Va dehors, ordonna-t-elle en la poussant vers le tronc d'arbre.

Roc Dur s'écarta pour faire place à la fille renfrognée et au bébé pleurnichant.

Elle Pleure désigna une natte près de la lampe à huile la plus grosse et se dirigea vers la réserve de nourriture d'où elle rapporta un morceau de poisson fumé qu'elle déposa sur la natte devant le chef.

Roc Dur grogna et en brisa un bout qu'il mangea en silence, avec lenteur. Il désigna une vessie d'eau suspendue aux chevrons et la femme la posa devant lui, attendit qu'il ait bu et la raccrocha.

— Lorsque je me suis arrangé pour que tu sois l'épouse de Chasseur de Vent, tu as dit que tu m'aiderais quand j'en aurais besoin.

Elle Pleure sourit longuement et passa la main dans ses cheveux.

— Tu veux que mon époux le sache ?

— Que m'importe si ton époux est au courant ? lança Roc Dur en se resservant de poisson.

— Il ne partage pas bien, dit Elle Pleure en baissant les paupières pour le regarder à travers ses cils.

Roc Dur éclata d'un rire soudain qui fit jaillir des miettes de poisson de sa bouche.

— J'ai quatre épouses, femme. Crois-tu qu'il me faille encore plus dans mon lit ?

Elle Pleure referma la bouche. Elle respira profondément, ses narines frémirent et sa poitrine se gonfla.

Roc Dur s'essuya le menton et dit :

— Je veux que tu parles à Kukutux.

Elle Pleure détourna la tête et Roc Dur soupira.

— Ce n'est pas une chose facile à demander. C'est pourquoi je suis venu à toi.

Il marqua une pause et, voyant qu'Elle Pleure ne pipait mot, il poursuivit.

— Nous avons besoin d'huile. Inutile de te le dire. Les commerçants en ont. Ils demandent qu'on leur donne une femme pendant leur séjour. Pour prendre soin de leur ulaq.

— Et tu veux leur donner Kukutux ? Pourquoi elle ?

Pourquoi pas Longue Branche ? Pourquoi pas Cheveux Bleus ? Elles n'ont pas de mari.

— Elles sont vieilles.

— Pourquoi pas Yeux Ronds ?

— Elle a des enfants.

— Ils ne savent pas pour le bras de Kukutux ?

— Non. Mais pourquoi s'en inquiéter ? Elle pagaie, elle coud, elle pêche. Son bras, qu'est-ce que cela change ?

— Il y a les cicatrices.

— Et alors, elle n'aura qu'à garder son suk.

— Même quand elle partagera leur lit ?

— Qui voit des cicatrices dans l'obscurité d'une chambre ? D'ailleurs, j'ai été dans son ulaq quand elle ne portait pas de suk. Les marques ne sont pas si terribles.

Elle Pleure haussa les épaules.

— S'ils ne veulent pas d'elle, j'irai, moi.

— Ton époux ne te manquera pas ?

— Un mari ou un autre, quelle différence ? Je sais coudre, préparer les repas et tisser des paniers. Je prends garde de ne pas offenser les esprits. Je suis forte et fais de vigoureux bébés. Qu'est-ce qu'un homme veut de plus?

— Tu viens de me dire que ton époux ne partage pas bien, objecta Roc Dur. Et tu as des enfants. Pas Kukutux.

— Mes enfants peuvent se débrouiller seuls et mon époux partagera — à condition qu'on lui donne de l'huile.

— Alors aide-moi, dit Roc Dur. Les marchands ont offert deux ventres de phoque d'huile pour Kukutux. Je t'en donnerai un.

Elle Pleure se tut un instant puis, lentement, elle esquissa un sourire.

— Je t'aiderai. Que dois-je faire ? demanda-t-elle doucement.

35

Alaska continental

Pendant deux jours, Kiin revint sur ses pas en direction du village Morse. Sa peau était à vif à l'endroit où frottait la sangle frontale de son panier à provisions et cela lui donnait mal à la tête mais, en regardant au-dessus des basses-terres, elle sut qu'elle avait progressé davantage qu'elle n'avait osé l'espérer. Elle s'accroupit afin de se libérer de son panier. Ce matin, en partant, il ne lui avait pas semblé si lourd, mais ce soir, son dos et ses épaules étaient si douloureux qu'elle avait l'impression d'avoir transporté des pierres la journée durant.

Elle ôta Shuku de sa bandoulière et le posa sur le sol. Il applaudit de joie et fit deux pas avant de tomber à quatre pattes. Puis, levant les yeux, il aperçut le panier et, grognant de plaisir, rampa pour l'attraper.

— Non, Shuku, défendit Kiin d'une voix ferme.

Sur quoi elle le prit dans ses bras et rit en le voyant donner des coups de pieds de fureur. Elle le reposa et s'accroupit, bras autour des genoux, fermant un moment les yeux pour se reposer. Elle songea à la plage des Commerçants et se surprit à prier pour qu'un esprit guide ses pas. Elle savait, pour avoir écouté le Corbeau et divers marchands, qu'elle pouvait cheminer depuis le village des Chasseurs de Morses jusqu'à la plage des Commerçants en évitant la mer.

Elle constata avec étonnement combien les Morses — même des femmes comme Queue de Lemming — en savaient plus sur la terre que les Premiers Hommes. Que lui avait dit sa mère lorsqu'elle était enfant ? Qu'autour de toute chose était le cercle du ciel ; à l'intérieur de ce cercle était la glace, puis la mer, et enfin la terre. Un homme pouvait prendre son ikyak et pagayer des jours, des mois même, et ne pas arriver à la glace, mais s'il allait suffisamment loin, suivant les signes du soleil et des étoiles, il parviendrait au bout du monde, aux grands murs de glace qui constituaient la barrière entre la terre et les Lumières Dansantes. L'île des Premiers Hommes en était une parmi beaucoup d'autres qui s'étendaient en une longue ligne entre glace et glace, et les montagnes des îles étaient comme la colonne vertébrale géante d'un animal dormant sous la mer. Mais Queue de Lemming s'était esclaffée quand Kiin lui avait raconté de telles histoires :

— Qui peut ignorer que ton île n'est qu'une pierre minuscule dans une rivière, comme un caillou sur lequel on pose le pied pour passer sur l'autre rive ? Qui peut ignorer que la terre s'étend bien au-delà de ce qu'un homme peut parcourir sa vie durant et qu'il existe des peuples, affirment les marchands, qui vivent au-delà des murs de glace ?

Peut-être avait-elle raison. Les Premiers Hommes ne traitaient qu'avec les Chasseurs de Morses et les Chasseurs de Baleines, mais les Morses, eux, traitaient avec le Peuple des Rivières et le Peuple des Caribous, sans oublier ceux qui, d'après Queue de Lemming, vivaient sur une terre de bois debout, un lieu où des rondins géants — comme ceux qui s'échouaient parfois sur le rivage après une tempête — poussaient droit du sol comme d'immenses ugyuuns.

Mais quelle importance qu'une tribu ou une autre ait raison ? Peut-être les esprits, connaissant les pensées secrètes de chaque commerçant, de chaque chasseur, permettaient-ils à chacun de voir ce qu'il voulait voir. Qui savait où finissaient les pensées et où commen-çaient la terre ou la mer ? Mais si cela était vrai, alors il était bon que Kiin croie pouvoir rentrer chez elle à pied. Rien ne lui importait que de vivre au milieu de son peuple et de voir ses fils grandir en sécurité avec Samig pour père.

Kiin se laissa aller à rêver à Samig, au son de sa voix, à son rire. Elle le vit avec Takha dans ses bras, fort et solide. Elle aurait voulu qu'il puisse constater que Shuku se portait bien. Elle tendit la main vers l'enfant mais sa bandoulière était vide et molle près d'elle. Son cœur trembla dans sa poitrine et elle comprit soudain qu'elle avait permis aux esprits de l'attirer dans des rêves.

— Shuku, murmura-t-elle.

Ouvrant brusquement les yeux, elle bondit sur ses pieds, scruta les herbes hautes qui rendaient la colline uniforme comme une mer verte. Il n'était pas là. Il n'était nulle part.

— Shuku ! hurla-t-elle.

Elle prêta l'oreille, mais le vent s'était levé et elle n'entendait que son sifflement et le bruissement des herbes.

Elle chercha jusqu'à ce que le soleil ne soit plus qu'un demi-cercle sur l'horizon, appela à s'en brûler la gorge. En vain. L'effroi avait commencé par un petit pincement au fond de sa gorge ; il se répandait maintenant dans toute sa poitrine et lui serrait les côtes.

D'abord, elle avait couru jusqu'à la baie. Elle savait, dans sa course, qu'il lui faudrait jusqu'à la nuit pour gagner le rivage, mais la pensée de Shuku en train de se noyer ne la quittait pas. Quelle mère ne craignait pas que les esprits des eaux n'appellent ses jeunes enfants, pour les attirer dans les endroits rocheux où des vagues les entraîneraient dans la mer? Elle courait, scrutait, fouillait, ne trouvant nulle trace de mains ou de genoux. Elle n'entendit pas le moindre pleur de bébé. Mais qui pouvait les entendre avec tout ce vent ?

Elle éleva la voix pour s'adresser aux esprits, pleurant de rage contre leur voix forte, mais le vent continuait de souffler et Kiin se souvint d'avoir souvent raconté qu'elle avait donné Takha au vent. Les esprits, courroucés de tant de mensonges et de promesses rompues, avaient-ils pris Shuku à la place ?

Elle poursuivit sa course en direction de la baie, à travers l'herbe haute et la bruyère de camarine, puis les bouquets de saules. Toujours rien. Elle tomba à genoux, cacha sa tête dans ses bras et la longue plainte d'un chant funèbre monta.

Puis une voix lui parvint, celle de son propre esprit, qui s'était tu durant toute sa quête : « Lève-toi, Kiin. Lève-toi. Pendant toutes ces années vécues avec ton père, où tu as enduré tous ces coups, toute cette douleur, est-ce tout ce que tu as appris ? A abandonner ? A pleurer et à vivre sans espoir ? »

Kiin releva la tête.

— J'ai perdu mon fils ! hurla-t-elle, furieuse après cet esprit dénué de toute compassion.

« Kiin, reprit la voix avec sévérité, comme celle d'une grand-mère tançant sa petite-fille. Tu as couru sans réfléchir vers ce que tu redoutais le plus. Un enfant qui marche à peine peut-il aller si loin ? Aurait-il réussi à parcourir une telle distance ? Retourne au panier à provisions, retourne d'où tu viens et pars de là. Décris des cercles autour du panier, encore et encore. Élargis le cercle à chaque tour. L'herbe est trop haute pour que tu voies ton fils même de près. »

— Je l'entendrais pleurer !

« Et s'il dort ? »

— Il y a des crevasses...

« Oui, et s'il est tombé dedans, il est mort. Mais si ce n'est pas le cas ? L'abandonneras-tu pendant que tu pleures ? Laisseras-tu les loups le trouver avant toi ? C'est la Lune Des Oiseaux Qui Reviennent. Le soleil est encore long dans le ciel. Tu as encore assez de lumière. Va le chercher. »

Kiin s'essuya les joues et se releva. Puis elle se dirigea vers les collines à l'endroit où elle avait laissé son panier. Une fois là, elle entreprit de décrire des cercles de plus en plus larges, appelant sans cesse, adressant des prières aux montagnes et au vent, suppliant qu'on lui rende son enfant. Les cercles s'étendirent bientôt jusqu'à la crête de la colline. Elle s'arrêta, leva les yeux vers les montagnes puis sur l'autre flanc de la colline.

Le soleil s'installait dans l'eau pour la nuit et la lumière faiblissait, mais ce n'était pas le noir sombre d'une nuit d'hiver. Elle appela mais ne perçut que l'écho de sa propre voix. Le vent souffla en une bourrasque soudaine, glacée contre son dos et écarta l'herbe comme si les esprits du vent étaient des hommes en marche. Kiin observa, suivit des yeux le chemin du vent puis cessa de respirer tandis que l'herbe s'ouvrait sur un petit paquet sombre lové au pied de la colline.

— Shuku ! Shuku ! hurla-t-elle.

Elle dévala la pente, insensible à l'herbe qui attrapait ses pieds et coupait la peau entre ses orteils.

Elle tomba à genoux près de son fils. Il avait les paupières closes et le visage tout sale. Du sang séché marquait l'endroit où une herbe avait entaillé sa joue. Elle le prit dans ses bras, il ouvrit les yeux et arbora un large sourire. Il poussa ensuite un long soupir. Kiin le serra contre sa poitrine, il enveloppa ses bras autour du cou de sa mère puis recula pour lui tapoter les joues. Elle se leva et le ramena jusqu'au panier à provisions d'où elle tira des peaux de phoque. Elle l'y étendit, le déshabilla, s'assurant du même coup que ses bras et ses jambes étaient intacts.

Elle le fourra sous son suk pour le nourrir tout en mangeant elle-même un poisson pris la veille qu'elle avala tout cru.

À la fin du troisième jour, Kiin trouva un bon endroit au dos d'une colline, à l'abri du vent et dissimulé par les herbes hautes. Elle aplatit l'herbe afin que Shuku puisse jouer tandis qu'elle cousait des bottes en peau de phoque pour protéger ses pieds des herbes coupantes.

Elle savait qu'en allant droit vers l'ouest, suivant le chemin du soleil, elle arriverait à la baie des Chasseurs de Morses. La veille, elle l'avait vue scintiller comme de la glace bleue alors qu'elle atteignait le sommet de la colline ; alors, ce matin, craignant les femmes qui pourraient monter ramasser de la bruyère ou des racines, elle avait marché droit vers l'est, s'enfonçant dans les collines, presque à la base des montagnes qui protégeaient le village Morse. Elle avait décidé de passer le lendemain à coudre et à trouver des racines. Il ne lui restait plus que deux morceaux de poisson de la baie du camp aux saumons, et qui pouvait dire combien de jours il lui faudrait encore marcher jusqu'à la prochaine plage ? Une fois arrivée à une plage, elle trouverait cependant des oursins et des chitons, attraperait des menhadens et creuserait pour trouver des clams.

— Je ne mourrai pas de faim, dit-elle d'une voix forte à l'adresse des esprits qui la surveillaient. Ce n'est pas la première fois que je vis sans chasseur.

Elle ne fit pas de feu. Pourquoi risquer que la fumée, blanche contre le gris du ciel, n'attire l'attention ? Elle serra Shuku contre elle et s'emmitoufla avec lui de peaux de phoque et de fourrures.

Cette nuit-là, les loups l'éveillèrent, mais leur voix était si distante qu'elle n'avait pas peur. Kiin avait souvent entendu des loups chanter à l'époque où elle vivait chez les Chasseurs de Morses. Elle replongea dans le sommeil pour s'éveiller de nouveau sous des cieux presque clairs et un soleil suffisamment chaud pour évoquer l'été.

Elle s'assit pour coudre, ajustant les bottes et utilisant des petits bouts pour fabriquer une autre paire de jambières à Shuku. Dans la demeure du Corbeau, Shuku allait jambes nues et souvent tout nu, comme la plupart des enfants, mais ici, sous ce vent, il avait besoin d'être tenu au chaud, surtout lorsqu'il était sanglé à l'extérieur du suk de sa mère. La veille, il avait trempé ses jambières et à la fin du jour ses mollets étaient rouges et gercés. Désormais, Kiin pourrait faire sécher une paire tandis qu'il porterait la seconde. Quand ils trouveraient un ruisseau, elle en laverait une à fond et si elle les ramollissait en les mâchant et en passant de l'huile, elles ne frotteraient pas ses jambes à vif.

Quand le soleil se coucha enfin, Kiin enfila ses nouvelles bottes, remballa toutes ses affaires et se mit en route. Après le coucher du soleil, les Chasseurs de Morses seraient chez eux ou sur la plage ; le danger était moindre de se faire remarquer en passant au large des collines au-delà de leur village. Toutefois, elle prit soin de rester sous les crêtes afin que personne ne pût percevoir de mouvement et arrive avec l'espoir de trouver quelque chose de bon à chasser.

Le rythme de la marche de Kiin calma Shuku qui dormit jusqu'au lever du jour. Quand il s'éveilla, Kiin s'arrêta pour se reposer, pelant et mangeant quelques racines ramassées la veille. Une fois Shuku nourri, elle se pencha pour le prendre par les mains et le faire marcher dans l'espoir qu'il dormirait longtemps par la suite. Mais la journée passa sans qu'il témoigne de la moindre fatigue. Il rebondissait sur la hanche de sa mère quand il était dans sa bandoulière et pleurait de rage quand elle le fixait sous son suk pour le nourrir.

À midi, Kiin s'autorisa un peu de viande de phoque séchée, mais même ce riche festin ne suffit pas à la faire avancer et elle dut s'arrêter. Elle se libéra de son panier et s'assit à côté. Ses pensées paraissaient contrôlées par un esprit tracassier si bien que des rêves s'infiltrèrent entre ses yeux et ses paupières et s'en emparèrent comme la voix d'un conteur pour l'arracher au monde d'herbe et de vent. À un moment donné, ses yeux restèrent clos assez longtemps pour que Shuku file à quatre pattes si loin que Kiin dut se lever pour le voir.

— Comment vais-je dormir ? demanda-t-elle comme si elle posait la question à un entourage invisible.

C'est alors qu'elle entendit le doux murmure au fond d'elle-même : « Tu as eu de pires problèmes que celui-là. »

Se souvenant alors de la ligne de varech qu'elle avait prise dans l'ik de Queue de Lemming, Kiin en prit une longueur dont elle attacha une extrémité à son poignet et l'autre à la cheville de Shuku. Il tira dessus et tordit son visage pour pleurer, mais Kiin lui tendit un bout de viande séchée si bien qu'il en oublia la corde.

Alors, Kiin s'accroupit, posa la tête sur ses genoux et s'endormit.

36

Cette nuit-là, guidée par la pleine lune, Kiin dépassa le village Morse. Son esprit l'avait prévenue de chercher l'obscurité avant que la lune ne se lève. Même maintenant, tandis qu'elle marchait, sa voix l'avertissait comme une mère gronde son enfant : « Les chasseurs vont te voir ! Les chasseurs vont te voir ! Tu sais qu'ils guettent les caribous les nuits de pleine lune ! »

Mais Kiin rétorqua : « Qu'est-ce qui serait pire — que les chasseurs Morses me trouvent et me ramènent au village ou que je tombe dans un gouffre ? Ils savent pourquoi je suis partie. Je leur dirai que j'ai perdu l'ik dans les rochers de la baie du camp aux saumons et que j'ai décidé de rentrer à pied. »

Puis elle poursuivit son avancée sur le chemin familier, tracé au fil des ans par les femmes en quête de baies et de racines.

Elle était presque parvenue au-delà du village quand elle crut entendre des voix, voix de femmes et d'enfants, de grands-mères, de chasseurs, des chants avec des mots de deuil et de célébration, comme si le vent nocturne portait jusqu'à elle les bruits rassemblés de nombreuses journées. Elle eut froid, soudain, malgré la chaleur de son suk contre sa peau, et elle serra ses bras autour d'elle, autour de Shuku. Puis elle s'accroupit dans l'herbe.

— Il n'y a personne, chuchota Kiin. Ce ne sont que le vent et les battements de ton cœur.

Pourtant, elle frémit, comme si elle sentait une présence derrière elle.

« Des esprits, se dit-elle. Les Chasseurs de Morses sont là depuis très longtemps. Ils ont donné beaucoup d'enfants au vent, beaucoup de vieillards aux Lumières Dansantes, d'hommes à la mer, de femmes à la naissance. Est-il surprenant que des esprits habitent les collines qui dominent le village ? »

Kiin se releva, cernée par ces esprits curieux et fureteurs. Elle se demanda ce que la politesse exigeait. Était-ce mieux de prétendre ne rien sentir ? Que leurs mains, froides sur son visage, n'étaient que le vent ? Que leurs voix n'étaient que le murmure de l'herbe à une autre herbe ?

Kiin inspira profondément et reprit sa route. Elle leva les yeux sur la lune, haute à l'est. Elle avait caché sa lumière qui n'était plus qu'un halo brillant autour de sa face. Une lune d'orage, disaient les chasseurs, qui gardaient alors leurs ikyan sur le rivage, bien fixés aux casiers. Kiin resserra son étreinte autour de Shuku. Il lui faudrait trouver un abri où attendre la fin de la pluie et du vent.

« L'orage n'arrivera que dans deux ou trois jours », dit son esprit.

— Oui, répondit Kiin en regardant de nouveau la lune.

Le vent s'enroula autour de son visage et pressa ses doigts glacés contre ses paupières.

Ces esprits, songea Kiin. Ils vous encerclent comme la lumière encercle la lune.

Tout le temps qu'elle avait cueilli des baies et creusé des racines, elle n'avait jamais perçu leur présence. Pourquoi ce soir ?

« Peut-être font-ils eux aussi un cercle pour l'orage. Peut-être sont-ils venus protéger le village. »

— Contre quoi ?

La voix ne répondit pas et Kiin se rappela les fois où le Corbeau avait évoqué la sécurité du site du village Morse. Comment la baie le protégeait des vagues et du vent. Kiin pensa aux montagnes sacrées Aka et Okmok. Leur colère s'était-elle étendue comme des doigts fouineurs jusqu'à ce village ?

Kiin hâta le pas mais elle sentait toujours les esprits se presser contre elle.

— Vous croyez que j'ai peur, lança-t-elle, mais vous vous trompez.

« Peut-être n'as-tu pas peur, mais n'oublie pas, ces esprits voient ce que tu ne peux voir. Leur monde n'est pas le tien. »

Kiin sentit son cœur cogner, comme une voix qui disait : « Marche vite, plus vite, plus vite. » Kiin s'obligea à ne pas bouger, à écouter. Peut-être un des esprits voulait-il lui parler.

Alors, le sien commença : « Va. Il n'est rien que tu puisses faire. Tu ne peux changer les chemins déjà empruntés. »

— Il y a toujours quelque chose à faire. Si peu que ce soit.

Elle reprit son avancée et, ce faisant, elle éleva ses prières pour le peuple Morse, pour chaque homme, chaque femme. Ses pas étaient fermes sur le sol, comme si ses pieds tiraient leur force des pierres, de la terre, de l'herbe. Tout en priant, Kiin entonna ses propres chants, célébrations de toutes choses — la chaleur du soleil, le gris du gravier de la plage, les voix des oiseaux. Au fur et à mesure, elle sentit les esprits se déplacer, comme si les mots qui s'échappaient de sa bouche les forçaient à regagner leur place autour du village, comme si les mots qu'elle chantait répondaient à leur attente.

37

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Kukutux désigna un tas de peau de fourrure de phoque près de la lampe à huile. Elle Pleure s'assit, s'éclaircit la gorge mais ne dit mot.

Elle Pleure était si petite que lorsqu'elle se recroquevillait sous son suk, elle passait pour une enfant. Mais ses yeux n'avaient pas leur honnêteté limpide et, depuis la mort du frère de Kukutux, Elle Pleure avait vieilli. Des lignes barraient son front et elle avait un pli entre les yeux.

Kukutux s'accroupit, entoura ses genoux de ses mains et proposa :

— Aimerais-tu de l'eau ? Elle est fraîche de ce matin.

Pendant un instant, Elle Pleure resta silencieuse et Kukutux fut certaine qu'elle allait demander à manger

— Oui, de l'eau, ce sera parfait, répondit-elle pourtant.

Kukutux apporta une vessie d'eau et attendit que la femme ait bu avant d'aller raccrocher l'outre à son crochet.

— J'ai quelque chose d'important à te demander, dit Elle Pleure.

Kukutux se rassit et attendit mais la femme ne pipa mot, se contentant de fixer la flamme du regard. Kukutux était patiente. Il aurait été grossier de refuser à la femme le temps d'ordonner ses pensées. Mais elle connaissait suffisamment Elle Pleure pour savoir qu'en l'occurrence elle cherchait surtout à se donner de l'importance. Alors, Kukutux finit par se lever pour aller chercher un vieux panier qu'elle retourna sur un pieu de vannerie afin d'entreprendre d'en réparer le fond.

— Je t'ai dit que j'avais quelque chose d'important à te demander, gémit Elle Pleure.

— Je t'écoute.

Elle Pleure claqua la langue contre son palais, comme une mère furieuse après son bambin.

— Roc Dur veut savoir ce que tu penses des commerçants. Il veut savoir si tu penses que ce sont des hommes bons.

Kukutux éclata de rire.

— Roc Dur veut que je leur donne l'hospitalité. J'aurai l'honneur de travailler pour les marchands et ils lui donneront de l'huile. Roc Dur n'est pas mon père. De quel droit prend-il l'huile que je gagne ? Il a suffisamment de nourriture. Mais peut-être a-t-il besoin d'huile pour Nombreux Bébés. L'huile qu'elle utilise pour ses cheveux est si vieille qu'elle sent mauvais. Peut-être Roc Dur est-il las de la puanteur de sa chambre.

Elle Pleure émit de petits bruits avec sa bouche pour indiquer sa contrariété.

Kukutux leva les yeux de son panier et dévisagea Elle Pleure.

— Et toi, demanda Kukutux, auras-tu une part de l'huile si tu me convaincs d'aller avec les commerçants ?

Elle Pleure ouvrit la bouche. Kukutux attendit mais aucun mot ne sortit. Le visage de la femme rougit et Kukutux songea un instant à dire quelque politesse qui atténuerait l'agacement de ses paroles, mais elle remar-qua alors la rondeur des bras d'Elle Pleure, ses joues pleines. Cela n'avait pas été facile pour Elle Pleure — comme pour chacun au village — mais cette femme ne crevait pas de faim, ses enfants non plus.

— De quel droit prends-tu de l'huile pour quelque chose que je fais, moi ? Je ne t'ai pas offert à manger, aujourd'hui. Ce n'est pas par grossièreté mais parce que je n'ai pas de quoi. Pourtant, tu me demandes de me donner à un homme que je ne connais pas, alors que je n'ai ni mari ni frère pour me protéger. Tu me demandes afin d'avoir davantage.

Elle Pleure leva les yeux, et regarda Kukutux avec dureté.

— Tu crois être la seule au village à avoir souffert ? Tu crois être la seule à avoir perdu un mari ou un fils ? Je sais que tu n'as pas assez à manger, que tu as besoin d'huile, mais qu'y puis-je ? Devrais-je laisser l'enfant de mon deuxième époux dépérir pour nourrir l'épouse de mon premier mari ? Quelle épouse ferait cela ?

— Ne peux-tu partager un peu d'huile, m'accueillir dans ton ulaq, m'offrir un tout petit peu à manger — par politesse ? demanda Kukutux.

Elle Pleure poursuivit comme si elle n'avait rien entendu :

— Crois-tu que je fais cela pour moi ? Non. Je vois que ton deuil mange ta vie. Tu as besoin de t'occuper de quelqu'un. Tu pourrais penser que les hommes ne veulent pas de toi à cause de ton bras, mais c'est faux. Tu peux pagayer, coudre, pêcher. Les hommes voient la douleur sur ton visage, le chagrin pour un homme mort. Ils ne sont pas stupides. Ils savent ce qui arrivera s'ils te regardent trop longtemps. La douleur entrera par leurs yeux et gagnera leur poitrine. Quel homme est un bon chasseur quand la douleur pèse sur son cœur ?

» Ces marchands ne sont pas de mauvais hommes. Les plus jeunes sont forts et leur visage agréable à regarder. Le plus âgé, Waxtal, est petit et faible, mais Roc Dur dit qu'il possède les pouvoirs des esprits, et de surcroît, il est sculpteur. Pense à ce qui sera à toi si tu vis avec les commerçants — l'huile, la nourriture, les colliers, toutes choses que les marchands possèdent en abondance. Peut-être décideront-ils de te garder comme épouse ou de t'emmener dans un village qui a de nombreux chasseurs pour y choisir librement un mari. Est-ce de l'égoïsme que de vouloir ces choses pour toi ?

Elle Pleure inspira longuement et se leva. Elle marcha vers Kukutux et posa une main sur sa tête.

— Tu veux ce que tu ne peux avoir. Ton mari, ton fils ne peuvent te revenir. N'oublie pas, ma sœur, un jour, tu les rejoindras. Iras-tu fièrement, sachant que tu as laissé des fils aux Chasseurs de Baleines ? Ou bien devras-tu leur dire que tu n'as apporté aucune aide à ceux qui sont encore vivants ?

Quand elle eut fini de parler, Elle Pleure quitta l'ulaq. Pendant un long moment, Kukutux resta assise, mains sur son panier, à ne rien faire.

38

Waxtal nicha la défense sculptée sur ses genoux. Elle était froide contre ses jambes. Tout était froid d'ailleurs, le vent, le sol, l'herbe. Il étendit ses mains au-dessus de sa lampe de chasseur, mais même en inclinant ses doigts sur la flamme, il ne sentait rien.

Je suis comme un esprit, songea-t-il. J'ai un grand besoin de chaleur, mais je suis incapable d'en profiter. Soudain, il se demanda : Et si j'étais mort ? Est-ce que le froid et la faim auraient pu m'ôter la vie ?

Il se mit à trembler. Il étendit de nouveau les mains au-dessus de la flamme. Toujours pas de chaleur. Peut-être les esprits qui avaient ajouté leurs sculptures à sa défense le premier jour de son jeûne avaient-ils pris sa vie en échange de leur travail. Waxtal eut la gorge nouée et son cœur fit violemment trembler sa poitrine.

C'est alors qu'il pensa : Quel homme, mort, sent battre son cœur ? Soudain, il comprit qu'il n'était pas dans le monde des morts mais dans une vision.

Pourquoi craindre ce que j'espérais ? Les esprits m'ont exaucé.

Il avait prévu de jeûner quatre jours et quatre nuits — quatre, le chiffre sacré de la terre, celui des quatre vents. Il avait pris quatre vessies d'eau — une pour chaque jour. Deux étaient vides. Il s'empara de la troisième et but, tout en se demandant : Quel esprit boit ?

Il tira son couteau et tint la lame au-dessus de la défense.

Quel meilleur moment pour sculpter que lors d'une vision ?

Il ferma les yeux et libéra le cours de ses pensées. Il cisela tandis que son esprit s'emplissait d'images de nombreuses choses — un ik de marchand, grand et beau, une cape de plumes de cormoran, un collier de griffes d'ours, un masque taillé dans le bois et peint de couleurs vives, un grand ulaq avec des réserves d'huile et de viande.

— Alors, dit Roc Dur, dis ce que tu es venue dire.

Il ne regarda pas Kukutux mais prit son couteau de manche pour trancher un bout de viande de phoque séchée qu'il émietta dans un bol à demi rempli d'huile.

Pendant un moment, Kukutux ne put détacher ses yeux de la viande. Son estomac se tordait et remontait dans sa gorge. Elle crut qu'elle n'arriverait pas à parler. Le matin, elle était allée pêcher des oursins, mais il n'y en avait pas et elle avait entendu les hommes parler de plusieurs familles de loutres qui vivaient dans des lits de varech prés du rivage. Elle avait senti monter le désespoir. Aucune chance de trouver des oursins dans ces conditions.

Je creuserai et trouverai des racines, se dit Kukutux, dédaignant une voix qui lui disait qu'elle périrait de faim. Qu'est-ce qui avait meilleur goût que le menhaden qu'elle attraperait sûrement cet après-midi ? Et à marée basse, elle chercherait des clams.

Mais elle n'avait rien pris hormis quelques rares clams. Même les racines étaient difficiles à trouver depuis que la cendre avait tué tant de plantes. Pas étonnant que les Traqueurs de Phoques soient allés sur une autre plage. Les Chasseurs de Baleines se porteraient tellement mieux s'ils en avaient fait autant.

Il est vrai que les Traqueurs de Phoques pouvaient trouver des phoques sur presque n'importe quelle île. Ce n'était pas le cas des baleines. Cette île était l'endroit où elles passaient lorsqu'elles se déplaçaient au printemps et en automne entre les mers du Nord et du Sud.

Roc Dur rota.

— J'ai décidé de faire comme tu demandes, déclara Kukutux.

L'homme leva sur elle un œil étonné. Il tapota le sol près de lui.

— Assieds-toi et mange.

Il lui tendit le bol d'huile et de viande de phoque. Kukutux porta le bord à ses lèvres et poussa la viande dans sa bouche. Elle lui rendit le récipient et s'essuya le menton de ses doigts.

— Encore ? proposa Roc Dur.

Kukutux tendit la main et prit une autre bouchée.

— Ainsi, tu as décidé que tu aimais les commerçants.

— Non, répondit Kukutux en léchant l'huile de ses mains et de ses lèvres. Mais je n'ai pas le choix. Si je n'accompagne pas les marchands, je vais mourir de faim.

— Tu ne l'avais pas compris quand je t'ai parlé la première fois ?

Kukutux haussa les épaules.

— Les loutres sont venues et ont mangé presque tous les oursins. Les baies et les bulbes de pourpier ne sont pas encore mûrs. Je n'ai pas d'ik pour pêcher ou prendre les oiseaux des falaises.

— Alors tu iras aux commerçants. Bien ! dit Roc Dur en se levant. Je vais le leur dire.

Kukutux leva la main.

— Attends !

Roc Dur s'accroupit. Son tablier d'herbe tressée touchait le sol entre ses jambes. Il posa les coudes sur les cuisses et regarda la femme.

— Combien d'huile donneras-tu à Elle Pleure si je pars ?

— Pourquoi Elle Pleure aurait-elle de l'huile ? fit Roc Dur avec un petit rire.

— Me prends-tu pour une idiote ? Tu crois que je ne comprends pas la femme qui a été l'épouse de mon frère pendant trois étés ? Tu la crois assez fine pour m'empê-cher de deviner ? lança Kukutux, riant à son tour avec force et rudesse. Ils t'ont offert de l'huile si tu leur trouvais une femme pour tenir leur ulaq et réchauffer leur couche. Tu es allé voir Elle Pleure et tu lui as offert une part de l'huile si elle t'aidait.

— Comment le sais-tu ?

— Elle Pleure est une fanfaronne. Il n'est pas difficile de la percer à jour. Elle se vante toujours auprès de quelqu'un.

— Tu veux donc sa part ?

— Oui, dit Kukutux. Sa part. Deux ventres.

— Elle ment ! Sa part est un seul ventre.

— Un, alors.

— Tu le veux maintenant ?

— Non. Garde-le pour moi. Ce sera le début de ma cache d'hiver. Il sera plus en sécurité ici que dans mon ulaq vide, où n'importe qui peut venir le prendre.

— Je me rappelle quand les seuls voleurs étaient les mouettes qui chapardaient sur les claies de séchage, dit Roc Dur d'une voix adoucie.

Kukutux le regarda en se demandant si elle était censée répondre, mais ses yeux étaient de ceux qui voient au loin. Kukutux choisit de se taire et demeura assise jusqu'à ce que l'homme se lève enfin.

Alors, Kukutux dit :

— Moi aussi, je volerais — pour mes enfants. Peut-être que ce que je fais maintenant est pour ceux que j'aurai un jour.

Roc Dur se dirigea vers le tronc d'arbre comme s'il n'avait rien entendu. Kukutux le suivit.

Une fois au sommet, il s'arrêta et se retourna.

— Qui t'a dit, pour l'huile ?

Kukutux lui sourit.

— Les gens parlent.

39

— Ainsi, c'est ce que tu nous amènes ! dit Œuf Moucheté dont la voix résonnait trop fort dans le petit ulaq.

Kukutux releva la tête et regarda les deux hommes avec audace. Ils étaient jeunes — du Peuple des Caribous, avait dit Nombreux Bébés. Œuf Moucheté était grand avec des épaules carrées. Malgré les récits des conteurs sur la taille des Caribous, Hibou était plutôt petit. Cependant, il avait l'air doux, le genre d'homme qui écoutait avant de parler et voyait au-delà des mots. Kukutux songea qu'elle le préférerait sans doute, mais qui pouvait dire ? Tous deux avaient les pommettes saillantes. Hibou arborait des tatouages en travers des joues, comme les lignes sur le menton des garçons Chasseurs de Baleines une fois qu'ils avaient atteint l'âge de chasser.

Les yeux des commerçants étaient ronds et leur poitrine lourde et puissante comme celle des hommes qui passaient beaucoup de temps à pagayer, qui avaient besoin de tenir le vent près de leur cœur pour amortir la mer.

— Elle est forte et travailleuse, dit Roc Dur en la désignant du menton.

Hibou pencha la tête sur son travail, utilisant une alêne et un bout de nerf raide pour faire un conteneur à l'aide de deux longueurs de cuir. Œuf Moucheté se leva pour tourner autour de Kukutux, puis passa la main sur

le dos de son suk en peau de loutre pour lever enfin la pointe de ses cheveux.

— Tu t'es coupé les cheveux.

— Je suis en deuil.

Elle s'écarta mais Œuf Moucheté l'agrippa par le bras.

— Enlève ton suk.

Le ton de sa voix fit enrager Kukutux. Des paroles blessantes lui brûlaient les lèvres et elle eut un regard pour Roc Dur. Il dessina de sa bouche le mot « huile ». Kukutux serra donc les dents. Elle ôta son suk et se tint devant les deux marchands, ne portant que ses tabliers et les colliers que son mari lui avait offerts avant qu'elle ne devienne sa femme.

De nouveau, Œuf Moucheté tourna autour d'elle, hochant cette fois la tête. Quand il arriva à son bras gauche, il s'arrêta, lui encercla le poignet avec douceur et écarta son bras de son corps. Il examina son coude et laissa courir ses doigts sur les trois cicatrices qui allaient de son avant-bras à son bras.

— C'est arrivé quand les montagnes... ?

Kukutux acquiesça d'un signe de tête.

— Cela fait-il mal ?

Kukutux faillit sourire.

— Que t'importe ? Tu ne peux sentir ma douleur.

Hibou émit un petit ricanement et le visage d'Œuf

Moucheté s'assombrit.

— Elle se sert de son bras, s'empressa d'ajouter Roc Dur. Elle pêche, pagaie et coud aussi bien que les autres femmes.

— Et au lit ? s'enquit Œuf Moucheté.

— Que je vienne ou non dans ton lit sera ma décision, intervint Kukutux. J'ai accepté de cuisiner, coudre, apporter œufs et poissons et chercher des clams. Je ne promets rien de plus.

— Ainsi, c'est ce que tu nous amènes, répéta Œuf Moucheté.

Kukutux se rhabilla — excellente façon de dérober son visage aux insultes de l'homme. Elle lissa son suk sur ses seins et son ventre. Puis ses yeux se posèrent sur le visage d'Œuf Moucheté qu'elle observa avec dureté. Après quoi elle tourna autour de lui comme il avait fait pour elle. Elle claqua légèrement la langue et secoua la tête puis marcha dans l'ulaq en fouillant les chambres du regard.

— Peut-être n'avez-vous pas besoin de femme, dit-elle enfin. Mieux vaut amener des sternes et des mouettes. Quelle femme voudrait nettoyer ce taudis ?

Une fois encore, Hibou pouffa de rire, mais Œuf Moucheté rétorqua :

— Tu crois que c'est à nous de ranger ? Nous sommes des commerçants. Waxtal se chargeait des tâches des femmes, mais maintenant qu'il est parti...

Ah, le vieux n'est pas avec eux, pensa Kukutux. Nombreux Bébés lui avait dit qu'il appartenait aux Tra-queurs de Phoques qui avaient combattu les Petits Hommes. Mais c'était il y a longtemps, bien avant que Kukutux n'ait atteint l'âge de la connaissance. Et si Waxtal avait été un grand guerrier autrefois, ce n'était plus qu'une racine racornie, sombre et toute ridée. Ses yeux semblaient ne posséder nulle sagesse, et sans cela, d'où un vieillard tirait-il sa force ? Il sculptait, disait Nombreux Bébés, encore que personne n'ait vu son œuvre. Peut-être, songea Kukutux, portait-il sa sagesse dans ses mains. N'empêche, il était bon qu'il n'y ait que deux marchands dans l'ulaq. Quelle femme s'en plaindrait ? Moins d'hommes, moins de travail.

Kukutux se rendit à la réserve de nourriture et tira les rideaux. Elle constata avec surprise qu'elle était presque vide, mais qui savait où les commerçants dissimulaient leurs provisions ? Elle sortit un conteneur à demi rempli de poisson séché. A l'aide de son couteau de femme, elle entreprit de trancher les morceaux de poisson. Au fond de la cache, elle trouva un panier tissé bien serré de baies séchées et un autre de graisse durcie. Elle prit une poignée de baies puis brisa un morceau de graisse qu'elle coupa finement.

— Ainsi, vous laissiez votre père faire les travaux de femme ?

Elle ne regardait pas Œuf Moucheté mais percevait sa colère.

— Waxtal n'est pas, ce n'est pas...

Les mots se bousculaient.

— Je comprends pourquoi il est parti, reprit Kukutux en retenant son sourire mais se hâtant de parler pour qu'Œuf Moucheté n'ait pas le temps de lui dire ce qu'elle savait déjà — que Waxtal n'était pas leur père. Nous, les Chasseurs de Baleines, traitons nos pères avec respect, poursuivit-elle en levant les yeux sur Roc Dur comme si elle espérait qu'il confirmerait ses paroles.

Elle reposa son couteau et retourna à la réserve.

— Vous n'avez pas grand-chose, remarqua-t-elle.

Les marchands étaient-ils presque aussi affamés que

les Chasseurs de Baleines ? Peut-être était-ce la raison pour laquelle ils s'étaient arrêtés si longtemps sur cette île.

— Waxtal n'est pas notre père, insista Œuf Moucheté. Nous sommes des Caribous. Qui peut dire ce qu'il est ? Personne n'en veut.

Kukutux regarda Roc Dur. Il ouvrit la bouche comme pour parler mais se tut.

Kukutux émietta les baies séchées entre ses doigts, puis utilisa le plat de sa lame pour mélanger les baies à la graisse et au poisson. Elle trouva quatre bols de bois dans la réserve et sépara la nourriture. Puis elle tendit un récipient à chaque homme avant de se servir. Elle s'accroupit et, tenant le bol près de ses lèvres, poussa la nourriture dans sa bouche.

Quand les hommes eurent fini de manger, Hibou tourna la tête vers Kukutux.

— Elle fera l'affaire, dit-il à Roc Dur, ajoutant pour la jeune femme : Nous savons ce qu'il y a dans cet ulaq et comptons que tu y veilles jusqu'à notre départ. Mange ce que tu dois manger et tiens les lampes allumées. Mais tout le reste devra être là à notre retour.

Elle faillit demander à l'homme où ils allaient, mais elle se dit qu'il y avait un temps pour la politesse, un temps pour respecter autrui, et cet homme ne l'avait pas rudoyée. Aussi hocha-t-elle la tête avant de s'enquérir :

— Quand pensez-vous revenir ?

Hibou haussa les épaules.

— Qui sait ? répondit-il avec des mots Chasseur de Baleines mais une intonation Caribou, au rythme si différent que Kukutux eut du mal à ne pas sourire.

— Vous partez maintenant ? s'enquit Roc Dur.

— Longue Branche et Vieille Oie ont réparé notre ik, dit Hibou.

— Nous avons plus de chances de rattraper Waxtal si nous partons tout de suite, ajouta Œuf Moucheté avant de se tourner vers Kukutux. Prépares-en encore, c'est bon.

Kukutux s'affaira tandis que les hommes rassemblaient leurs affaires. Quand ils furent prêts, elle leur donna une vessie de phoque qu'elle avait remplie du mélange. Œuf Moucheté et Roc Dur quittèrent l'ulaq, suivis de près par Roc Dur. Au sommet du rondin, Hibou s'interrompit et tourna la tête vers la jeune femme.

— Il y a dans ma chambre un panier d'herbe qui vient des plages Morses. J'ai entendu dire qu'il y en avait très peu sur cette île. Utilise-le si tu veux.

Sur quoi, il sortit à son tour.

Kukutux attendit un moment. Voyant que les hommes ne revenaient pas, elle commença à regarder dans les chambres, comptant et empilant les fourrures et les nattes, elle s'assura de ce que possédaient les marchands. Elle trouva le panier d'herbe, fine et solide — il n'y avait que de l'herbe blanche, appelée mère du dedans, la meilleure pour tisser. Puis elle gagna son propre ulaq, rassembla son panier et son nécessaire à couture, des fourrures de couchage, ses hameçons et sa ligne et emporta le tout.

Elle rangea ses possessions dans la chambre vide. Dans la cache de nourriture, elle trouva un morceau de viande de phoque séchée. Elle le mit dans sa bouche à ramollir et s'assit avec le panier d'herbe et un bol d'eau tiède.

Il serait toujours temps de s'inquiéter des commerçants à leur retour. Pour le moment, tout allait bien. De la nourriture, de l'huile, un logis tranquille et de l'herbe à panier par brassées. Que demander de plus ?

40

Cela arriva avant le lever du soleil. C'était une nouvelle voix, que Waxtal n'avait jamais entendue. Elle semblait parvenir non pas à travers ses oreilles mais à travers ses doigts, portée par le vent mais surtout par son sang.

D'abord, il ne put distinguer les mots — comme s'il écoutait des hommes discutant à distance. Cela parlait de la mer, du sable, de la boue, des poissons. Cela parlait des bébés phoques, nouveau-nés, et de l'eau froide, du soleil chaud sur les vieux rochers. Jusqu'à ce que Waxtal comprenne finalement que le chant était un chant de morse qui émanait de la défense sculptée.

Le chant semblait passer de ses mains à sa poitrine, pénétrer son cœur d'une grande douceur et le soulever de joie si bien qu'il ouvrit la bouche et reprit mot pour mot ce que chantait la défense.

— C'est pourquoi je suis venu, murmura Waxtal en s'interrompant. C'est pourquoi je suis là, dans la pluie et dans le froid.

Il se recroquevilla plus profondément dans son suk, levant les épaules pour que le bord du col glisse pardessus ses oreilles. Il posa les mains à plat sur la défense sculptée. Sentant de nouveau le chant, il ferma les yeux et écouta. Il caressa la défense, songea au pouvoir qu'elle lui conférerait, aux trocs qu'il ferait. Chaque homme, chaque femme sur chaque plage du monde connaîtrait son nom, l'honorerait, envierait son pouvoir.

Oui, dès le matin, il partirait et ne retournerait pas voir Roc Dur, mais se rendrait sur l'île de Tugix, au vieux village qui s'y trouve. Il verrait ce qu'il y restait. Peut-être le vieux Shuganan, mort depuis de nombreuses années, aurait-il quelque chose à lui dire. Peut-être l'esprit du vieil homme, voyant la défense sculptée par Waxtal, voudrait lui donner du pouvoir supplémentaire. Puis Waxtal irait dans d'autres villages, jusqu'à ce qu'il ait assez de pouvoir pour aller voir le Corbeau. Ils se rencontreraient — de chaman à chaman, de marchand à marchand — et en tant que père de l'épouse du Corbeau, Waxtal lui demanderait son aide pour tuer Samig. Alors, toutes choses lui appartiendraient.

Waxtal rit, puis écouta le chant de la défense, mais il s'était estompé et Waxtal ne savait plus s'il entendait un chant ou le vent. Alors, il s'endormit.

Des mots le réveillèrent et, encore pris dans ses rêves, il crut d'abord que la défense s'était remise à parler. Il ouvrit les yeux.

Hibou et Œuf Moucheté se tenaient au-dessus de lui, un couteau dans la main droite. Waxtal eut presque le temps de saisir son couteau de manche. Presque. Mais l'âge l'avait affaibli. Peut-être dans sa jeunesse aurait-il eu une chance, mais aujourd'hui, contre deux, mieux valait se battre autrement.

Il tourna les yeux vers la mer. Elle était calme et le brouillard s'étendait, lourd contre l'eau. Le regard de Waxtal fut attiré vers la partie la plus éclairée du ciel, cet endroit où le soleil du matin lutte pour s'arracher aux vagues. Cette lumière lui donna la force d'élever la voix en ce chant que lui avait enseigné la défense, le chant de morse venu de sa sculpture.

Du coin des yeux, il observa Hibou et Œuf Moucheté, observa et attendit jusqu'à ce que les deux hommes aient baissé leur couteau pour écouter. Enfin il dit :

— J'ai été béni d'une vision.

Les deux hommes se turent un moment.

— Viens avec nous sur la plage, dit enfin Œuf Moucheté.

— Ceci est un lieu sacré, dit Waxtal. Je ne puis partir sans de nombreuses prières.

— Alors prie, dit Œuf Moucheté d'une voix basse et sèche. Nous t'attendrons près de ton ikyak.

— J'ai beaucoup de choses ici, dit Waxtal en désignant sa lampe de chasseur et ses défenses.

Hibou émit un bruit grossier venu du fond de sa gorge et s'empara de la défense sculptée. Œuf Moucheté tira la peau de phoque de sous Waxtal et prit l'autre défense.

— Dépêche-toi, dit Hibou.

Les deux hommes lui tournèrent le dos et s'éloignèrent à grands pas.

Waxtal ferma les doigts sur le vide, se leva, ajusta son suk puis se rassit. Il tenta de se rappeler un chant ou une prière, une bénédiction pour la sainteté de la terre, mais il ne put penser à rien d'autre qu'au froid qui montait du sol. Puis il se rappela un chant de grâce que chantaient les Premiers Hommes pour les animaux qu'ils avaient pris. Il ouvrit la bouche, mais au lieu de remerciement, ce fut une demande de protection qu'il psalmodia d'une voix tremblotante. Tandis qu'il chantait, des images vinrent à son esprit, il vit les deux marchands avec ses défenses, qui prenaient son ikyak pour le laisser sur cette plage sans nourriture ni huile. Il vit ses défenses vendues à quelqu'un qui volerait le pouvoir qui lui était destiné.

Alors Waxtal s'arrêta, ramassa sa lampe de chasseur et courut jusqu'à ce qu'il eût rattrapé Hibou et Œuf Moucheté qu'il suivit dans l'ikyak.

Kukutux se leva et recula, pliant les épaules. Elle rejeta la tête en arrière pour observer son travail sous tous les angles, s'assurer que les points étaient bien lisses et vérifier l'inclinaison des bords.

— C'est bien, dit-elle à voix haute avant de presser les doigts sur ses lèvres. C'est bien que tu sois seule. C'est bien que personne ne puisse t'entendre te féliciter pour ton travail.

Après avoir mangé, elle veilla tard dans la nuit pour œuvrer à son panier. C'était un grand panier et, maintenant que la deuxième nuit approchait, Kukutux l'avait presque achevé. Elle avait mangé deux fois, aujourd'hui, mais elle avait encore faim. Elle songea en souriant aux nombreux jours où elle avait été heureuse d'un seul et maigre repas. Mais que penseraient Hibou et Œuf Moucheté s'ils découvraient une réserve vide à leur retour ? Elle devait rapporter quelque nourriture, à défaut d'oursins, des clams et des tiges d'ugyuun.

Elle enfila son suk et, mouchant toutes les lampes sauf une, elle sortit. Elle retourna d'abord chez elle où il faisait noir exception faite du petit carré de lumière qui parvenait du trou de fumée. Mais elle connaissait bien son ulaq et trouva sans encombres le large bout d'ardoise grise rangé contre le mur.

Fouillant dans sa cache de provisions, elle y prit son filet à cueillette. Elle le fixa à son bras, prit l'ardoise qui servait à creuser pour trouver des clams et ressortit. Elle hissa l'ardoise sur le sommet de son crâne, l'y maintint d'une main puis se dirigea vers les flaques à clams. La matinée avait débuté avec un épais brouillard, mais l'atmosphère s'était réchauffée au cours de la journée et il faisait bon dehors ; un jour rêvé pour la pêche et la cueillette. Plusieurs femmes étaient déjà là, penchées sur leur ardoise à creuser, dégageant le sable pour découvrir de petits clams plats. Nombreux Bébés était là, ainsi qu'Elle Pleure. La première s'approcha de Kukutux et désigna un endroit près de la ligne de marée.

— Creuse là, dit-elle. Personne n'a encore essayé.

Kukutux hocha simplement la tête en souriant.

— Garde ça pour une autre, rétorqua-t-elle, sachant qu'on n'y trouverait pas grand-chose.

Elle s'avança au bord de l'eau en dépit des protestations de Nombreux Bébés et entendit Elle Pleure dire :

— Pourquoi creuserait-elle à la ligne de marée ? Elle veut des clams, pas des pierres.

Alors, Nombreux Bébés se tint tranquille.

Comme si les esprits lui étaient favorables, Kukutux eut une pêche fructueuse, contrairement à la plupart des

autres femmes. Elle avait presque empli son filet quand elle entendit Panier Moucheté s'écrier :

— Des marchands ! Je vois leur ik.

Ces mots furent comme des pierres dans la poitrine de Kukutux qui leva les yeux en les protégeant de la lumière. Oui, c'était bien l'ik des commerçants. Et un ikyak en plus.

— Les mêmes ou d'autres ? s'enquit Panier Moucheté.

— Les mêmes.

— Tu devrais rentrer, suggéra Nombreux Bébés à Kukutux. Tu es leur femme, maintenant.

Kukutux continua de creuser. De quel droit lui don-nait-elle des ordres ?

Mais Elle Pleure intervint.

— Tu devrais y aller. Ils vont se demander où tu es.

Sans un regard pour les femmes, Kukutux gagna le

bord de l'eau. Elle baissa son sac pour rincer les clams, lava sa pelle qu'elle essuya du bord de la main puis reposa l'ardoise sur sa tête.

Comme elle marchait vers la plage, de petits esprits tissèrent des soucis dans ses pensées. Et si les marchands n'aimaient pas la nourriture qu'elle préparait ? Et si elle n'avait pas assez de coquillages pour les satisfaire ? Puis elle pensa aux lits et aux désirs qui semblaient régner sur la vie de tout homme.

— Et si l'un d'eux me veut dans son lit ? demanda-t-elle à voix haute.

Elle attendit, comme si le vent allait répondre, comme si les esprits tracassiers allaient lui apporter la sagesse autant que l'inquiétude. Ne recevant nulle réponse, elle répondit d'une voix forte :

— Espère un fils.

41

Peuple des Rivières

Fleuve Kuskokwim, Alaska

Le Corbeau prit la nourriture qu'on lui offrait et remercia d'un signe de tête l'épouse de Dyenen. C'était une vieille femme voûtée dont la vision était troublée par le voile blanc qui recouvre les yeux des grands vieillards.

— Mes commerçants t'appellent Saghani, dit Dyenen dans la langue du Peuple des Rivières.

Si les mots étaient polis, le Corbeau percevait parfaitement le malaise du vieil homme. Dyenen était assis, le dos raide, sa main droite caressait le renflement de son couteau de manche.

Quel enfant ne connaissait les récits des temps anciens où Peuple des Rivières et Peuple Morse n'étaient qu'un ? Quel enfant ne connaissait les récits des colères, des massacres qui les avaient séparés, une tribu suivant les rivières, l'autre trouvant un endroit sur les rivages de la mer du Nord ? Mais pourquoi laisser le courroux d'hommes morts depuis longtemps détruire les vivants ? Aussi le Corbeau prétendit-il ne pas remarquer la nervosité du vieil homme.

Malgré leurs désaccords, les peuples Rivière et Morse avaient toujours été commerçants, laissant de côté leurs querelles pour se rendre visite et échanger des marchandises. Le Corbeau lui-même avait entrepris plusieurs voyages de troc chez les Rivières ; il comprenait donc l'essentiel des paroles de Dyenen. Pourtant, il se tourna vers Renard Blanc et attendit que l'homme traduise. Mieux valait que Dyenen ne sache pas que le Corbeau comprenait.

Le savoir caché est le pouvoir de l'homme fort, affirmaient les conteurs.

Renard Blanc répéta les paroles de Dyenen. Le Corbeau hocha la tête avec lenteur. Avec lenteur, il prononça :

— Saghani s'uze' dialen.

Saghani — le Corbeau. Oui, c'était son nom, cependant il ne limiterait pas son pouvoir à un nom. Il y avait longtemps, dans sa quête d'une vision, il était devenu corbeau. Il avait volé, il avait regardé la terre d'en haut, il avait vu, en dessous, la petitesse de l'homme. Qui, après une telle vision, pouvait rester le même ?

Le chaman rit, secoua la tête et observa les chasseurs Rivières rassemblés dans la demeure. Ils rirent à leur tour et levèrent les mains en écartant les doigts, témoignant ainsi de leur plaisir à voir le Corbeau essayer de parler leur langue.

Tendant la main pour emplir de nouveau les bols, la femme du chaman tourna la tête pour rire avec son souffle malodorant au visage du Corbeau. Il s'obligea à lui sourire. Puis, afin de la repousser, il tendit vers elle son bol plein et dit :

— Bon !

Renard Blanc traduisit.

— Ugheli.

— Ugheli ! s'exclama le Corbeau, ce qui provoqua un nouveau mouvement d'approbation.

Mais le chaman plissa les yeux et le Corbeau vit le rapide éclair du doute, alors il tapa du revers de la main contre le bras de Renard Blanc, désigna du menton un chasseur Rivière en train de parler, puis se pencha pour saisir la traduction de Renard Blanc. Il demandait simplement quel chasseur avait fourni la viande servie par la femme du chaman mais le Corbeau hocha la tête, baissa les yeux comme s'il écoutait quelque chose d'essentiel.

Le vieux chaman déplaça rapidement son regard vers l'homme Rivière et revint avec satisfaction au Corbeau.

Il suffit, se dit le Corbeau. Plus un seul mot Rivière ne sortira de ma bouche jusqu'à ce que j'estime que Dyenen doit savoir que je parle sa langue. Le vieil homme a mis ces années à profit. La sagesse guide ses yeux. Le Corbeau ôta de son cou un collier de dents de loup qu'il tendit au chaman.

— Dyenen, en l'honneur de ta sagesse, dit le Corbeau.

Sans attendre que Renard Blanc traduise, il se leva et ôta de son cou un collier de perles de coquillage. Il quitta le cercle des hommes assis autour du feu de braises et, prenant garde de marcher derrière chacun, afin de ne pas les insulter, il se rendit près de l'épouse de Dyenen. La vieille femme était debout au fond de la tente en peau de caribou, près de la porte, de façon à pouvoir sortir en hâte chercher d'autre nourriture sur le feu de cuisson au-dehors. Le Corbeau passa le collier autour du cou de la vieille femme. Sans montrer la moindre surprise, celle-ci caressa le bijou d'un doigt crochu. Le Corbeau essaya de savoir, à l'expression de son visage, quelle était sa place dans le village. Son avis était-il recherché, ou bien était-il écouté avec désinvolture ? Les chasseurs l'honoraient-ils ou la toléraient-ils ? Mais le voile de ses yeux empêchait le Corbeau de voir dans l'âme de la femme, aussi n'obtint-il rien de son cadeau, hormis une nouvelle ration de viande.

Il regagna sa place près du chaman Rivière. Il prit son bol et commença à manger, saisissant des bribes de conversation. Même s'il connaissait assez bien leur langue, ils parlaient trop vite pour qu'il comprît tout. En outre, les minces cloisons de peau de caribou semblaient laisser les mots s'échapper dans le vent, où ils s'éparpillaient comme des feuilles de saule dans la tempête. Comme s'il entendait les pensées du Corbeau, le vent augmenta soudain, poussant à l'intérieur un des murs et soufflant la fumée à l'intérieur de la tente sur le visage des chasseurs.

Les hommes Rivières parurent ne rien remarquer, mais les yeux du Corbeau croisèrent ceux de Renard Blanc et d'Oiseau Chante. Comment le Peuple des Rivières pouvait-il vivre dans des abris aussi peu solides ? se demanda le Corbeau en se recroquevillant davantage dans la chaleur de son parka. Ce n'était rien de plus qu'une double épaisseur de peau de caribou tendue en dôme au-dessus d'un saule incliné et maintenu au sol à l'aide de baguettes aiguisées et d'un cercle de pierres de rivière. Il avait hâte de retrouver les solides murs de terre de sa propre demeure, la fumée douce et fine qui montait de ses lampes à huile sans jamais irriter la gorge.

Un des chasseurs chassa de la main la fumée de ses yeux et éclata de rire, lançant d'une voix forte :

— Le vent du printemps. Il est bon d'échapper à l'obscurité hivernale des demeures, non ?

Les autres approuvèrent en riant et le Corbeau se rappela juste à temps de ne pas rire avant la traduction de Renard Blanc. Cela fait, il rit à son tour et réfléchit à quelque compliment à offrir aux logements printaniers du Peuple des Rivières. Il pensa à une bonne chose, quelque chose qu'il appréciait malgré le froid et la fumée — la clarté des murs de peau. Il éleva donc la voix au-dessus du brouhaha :

— Quel chasseur Morse n'apprécie la clarté de la tente printanière d'un homme Rivière ?

Se penchant vers lui, Renard Blanc observa d'une voix tranquille :

— Les tentes appartiennent aux femmes.

— Répète-leur ce que j'ai dit, répondit le Corbeau.

— C'est une insulte. Tu me demandes de traiter ces chasseurs de femmes.

— Répète-leur ce que j'ai dit, insista le Corbeau.

— Je les insulte ?

— Non, tu leur expliques ce que je veux dire et ce que j'ai dit à la place.

Renard Blanc s'adressa à Dyenen d'une voix basse et décidée. Pendant qu'il parlait, le visage de Dyenen s'assombrit d'abord, puis il commença à rire. Il hocha la tête et rit de nouveau tandis que Renard Blanc achevait son explication.

— Bien, fit le Corbeau avec calme.

Puis il écarquilla les yeux et haussa les épaules, esquissant un sourire pendant qu'à son tour Dyenen expliquait la chose à tous. Les hommes rirent encore et encore quand Renard Blanc expliqua que les hommes Morses possédaient leurs demeures.

Le Corbeau observa Dyenen du coin de l'œil. Nulle trace de prudence, nulle ombre d'inquiétude, cette fois. Parfait. Qu'il croie que son pouvoir le met hors d'atteinte. Qu'il rie. Qu'il me prenne pour un sot. Quel homme hésite à commercer avec un sot ?

42

Le Corbeau longea les marchandises étalées par Renard Blanc et Oiseau Chante. Les cieux étaient clairs, sans nulle menace de pluie, aussi avaient-ils tout disposé au-dehors sur un affleurement du sol à l'arrière du village. Le Corbeau fouilla dans un des sacs d'herbe et en sortit une lamelle de viande séchée. Le goût riche et lourd emplit sa bouche et ses narines, mais il n'était pas idiot ; la viande de morse était trop forte pour le Peuple des Rivières. Même leurs chasseurs étaient élevés à la douce chair de poisson, à la viande de caribou au grain fin. Renard Blanc avait protesté en voyant les sacs de viande de morse que le Corbeau insistait pour emporter.

— Ils n'en mangeront pas. Tu sais que la plupart des hommes Rivières détestent ce goût.

Le Corbeau s'était esclaffé.

— Tant mieux pour nous. S'ils en voulaient pour nourriture, il nous faudrait vendre sac par sac à échange égal contre du poisson ou de la viande de caribou. Maintenant nous pouvons la vendre morceau par morceau comme source de puissance, quelque chose qu'on broie et qu'on prend avec de l'eau ou qu'on mange en petite quantité avant un jeûne de vision.

Renard Blanc avait souri et le Corbeau avait ri, mais aujourd'hui, cette assurance semblait l'avoir quitté et le Corbeau se sentait comme avant chaque séance de troc. Il luttait contre le doute qui tordait son ventre et faisait battre ses tempes. Il se rappela qu'il en était ainsi chaque fois, ses yeux remarquant des défauts comme s'ils voyaient les marchandises pour la première fois : les peaux de fourrure de phoque qui pourraient être plus épaisses, les paniers qui pourraient être tissés avec plus de régularité, les bols de bois trop épais ou trop minces, les bords de la viande séchée — ne commençait-on à y voir la poudre blanche de la moisissure ? Alors il détourna les yeux, se dit que toutes ces choses étaient bonnes, meilleures que celles que le Peuple des Rivières avait à offrir, ces hommes dont le souffle, les vêtements et la peau puaient le poisson.

Il vit arriver le premier groupe d'hommes et soudain le malaise disparut. Il fut de nouveau le Corbeau, chaman, capable de lire les pensées à travers un regard, de connaître un cœur par le dessin d'une bouche, de comprendre le désir au resserrement des doigts.

Il se leva et étendit les bras vers les hommes, sourit et grimpa sur le petit monticule qu'il avait trouvé avant que les fils de Chasseur de Glace n'aient étalé les marchandises, si petit que peu le verraient, mais cela ajouterait à sa taille. Cela pouvait paraître stupide mais le Corbeau avait remarqué que l'homme dont les yeux étaient les plus hauts obtenait souvent l'avantage dans la transaction.

Presque tous les hommes Rivières apportaient du poisson séché à troquer. Les sots, se dit le Corbeau, sans pour autant se laisser aller à sourire. Qu'avait-il besoin de poisson ? Il en avait suffisamment pour le voyage de retour. Et ici il se nourrirait dans les réserves de Dyenen. Pourquoi s'inquiéter de se procurer à manger ?

Le dernier homme arriva avec une fille dont il serrait le gras du bras. Elle était jeune mais possédait des courbes de femme. Cette fois, le Corbeau se détourna, certain que son visage trahirait son déplaisir. Une fille échangée pour une nuit de faveurs par un père avide de fourrures ou de pointes de lance valait souvent moins que rien. Dans le lit d'un homme, soit la fille était comme une morte, soit elle luttait, donnait des coups de pied, enfonçait ses pouces dans les yeux. De toute façon, le bref instant de soulagement ne valait pas un tel combat.

Pourquoi s'en soucier? se demanda le Corbeau. Il n'était pas là pour échanger les marchandises étalées devant les Rivières. C'était l'affaire de Renard Blanc et Oiseau Chante. Son commerce à lui serait avec Dyenen et pour quelque chose de beaucoup plus précieux. Le Corbeau donnerait n'importe quoi pour obtenir ce qu'il voulait, sauf peut-être sa vie. Mais ça, Dyenen ne le saurait jamais.

Jusqu'à l'arrivée du chaman, le Corbeau observerait, verrait ce que le Peuple des Rivières semblait préférer. Déjà, Renard Blanc avait approché le père et la fille. Le père désigna une pile d'obsidienne puis en prit un petit morceau de la taille d'un pouce. Il tira la fille vers Renard Blanc à qui il parla, mais celui-ci secoua la tête. Le père parla de nouveau, s'approchant pour regarder Renard Blanc dans les yeux, mais Renard Blanc recula et refusa encore d'un signe de tête. Le Corbeau contint son sourire alors que le père passait la main sous son parka en peau de caribou et en tirait une poignée de griffes d'ours. Renard Blanc leva les deux mains et l'homme, agrippant toujours sa fille par le bras, fouilla de nouveau sous son parka et sortit cette fois un sac de médecine en peau de colapte doré.

Le Corbeau retint son souffle. Qui ne connaissait les pouvoirs d'un colapte doré, ce petit oiseau jamais vu sur les plages Morses ? Renard Blanc sourit et commença à marchander. Ses paroles en langue Rivière étaient juste assez fortes pour que le Corbeau l'entende réclamer davantage de nuits avec la fille.

La transaction fut enfin conclue. Trois nuits, la première le lendemain. La fille se tenait là, tête basse, faisant la moue, mais alors que père et fille s'apprêtaient à repartir, Renard Blanc les rappela, arrêta la fille en posant la main sur son épaule et, alors qu'elle était là, détournant le visage, Renard Blanc passa un collier de perles de coquillage par-dessus sa tête. La fille le regarda et émit un bref murmure de surprise.

Avec un geste d'impatience, le père tendit la main vers le collier en secouant la tête en direction de Renard Blanc, mais la fille serra les perles des deux mains. Le marchand dit quelques mots si bien que père et fille sourirent bientôt pour finir par rire. Le Corbeau eut à son tour un rire admiratif devant la transaction de son compère. Pour un collier, il s'était offert trois nuits de plaisir et, qui sait, peut-être en tirerait-il davantage, pour rien de plus que quelques compliments sur le visage attrayant et le jeune corps de la fille.

A l'approche du soir, pendant que Renard Blanc et Oiseau Chante entassaient leurs marchandises, Dyenen arriva. Le Corbeau appela les hommes et leur dit de dérouler les peaux. Mais, les voyant s'exécuter, Dyenen leur fît signe d'arrêter.

— Je viendrai demain, dit-il en langage Rivière.

— Il reviendra demain, répéta Renard Blanc à l'intention du Corbeau.

— Parfait !

Il tapota le panier contenant les sculptures de Kiin qu'il avait dissimulées sous son manteau de peaux d'oiseaux.

Dyenen marcha lentement vers le Corbeau et resta à son côté. Les deux hommes se taisaient tandis que les autres travaillaient. Une fois tout remballé, Dyenen s'en alla et les trois hommes regagnèrent la demeure mise à leur disposition pendant leur séjour.

Trois femmes Rivières les attendaient en compagnie de l'épouse d'Oiseau Chante ; les lits étaient prêts et la nourriture disposée. Dyenen les laissa seuls et les femmes apportèrent des bols de poisson, de viande et de racines jusqu'à ce qu'ils soient rassasiés. La femme d'Oiseau Chante s'installa alors tout près de son mari et leva les yeux sur les femmes Rivières, le regard dur. Les femmes Rivières vinrent se placer entre Renard Blanc et le Corbeau, leurs lèvres retroussées en un sourire, leurs yeux dévisageant hardiment les deux hommes.

— Choisissons-nous ? demanda Renard Blanc.

— Demande-leur si elles peuvent rester, dit le Corbeau.

Renard Blanc posa la question et les deux femmes pouffèrent de rire en hochant la tête. Le regard de l'une croisa celui du Corbeau. Il sourit et, se rappelant la leçon de Renard Blanc, prit sous son parka un collier de longues perles d'os d'oiseau. Comme la femme refermait ses doigts sur le collier, le Corbeau saisit ses poignets et l'attira sur les fourrures qui constituaient son lit. Puis, tournant le dos aux autres, il lui ôta ses jambières et la fit s'allonger sous lui.

43

Dyenen vint le lendemain — de bonne heure, avant même que Renard Blanc et Oiseau Chante n'aient déroulé les peaux de phoque, avant même que les femmes ne se soient rassemblées dehors autour des feux de cuisson.

Dans la lumière du petit matin, l'homme paraissait plus vieux, plus faible que la veille au soir. La longue ligne de son nez était aiguisée comme si un tailleur de pierre l'avait façonnée. Ses yeux étaient enfoncés profondément dans son visage et ses paupières semblaient lourdes et épaisses comme les rideaux des chambres. Il était grand, mais pas autant que le Corbeau, et portait une robe raide de longue fourrure brune, moisie par l'âge.

Avec une familiarité audacieuse, le Corbeau tendit la main et toucha la fourrure. Sa douceur le surprit.

— Bœuf musqué, dit le vieil homme.

Renard Blanc répéta. L'animal portait le même nom dans les deux langues, un nom qui ne sonnait ni Rivière ni Morse mais qui semblait parlé par d'autres, peut-être ces hommes poilus avec des queues dont les conteurs disaient qu'ils vivaient au bord du monde.

Renard Blanc vint se tenir près du Corbeau et de Dyenen ; celui-ci s'adressa au premier :

— Dis à ton chaman que je suis venu troquer. Dis-lui que j'ai des fourrures, des parkas en caribou et les meilleurs éperons à poisson, même quelques têtes de lance en silex faites par les hommes qui vivent le long des marais des rivières, loin au sud.

Le Corbeau fit semblant d'écouter Renard Blanc traduire, puis tendit la main vers les tas de marchandises que déroulait Oiseau Chante.

— Nous avons beaucoup vendu hier, dit le Corbeau, mais il nous reste encore quelques choses. Peaux, huile de phoque, viande de morse séchée. Nous avons des colliers et des plumes d'oiseaux marins, des coquillages et de l'obsidienne. Nous échangerons tout cela contre tes peaux et tes pointes de harpon.

Renard Blanc répéta et Dyenen grommela une réponse puis attendit que Oiseau Chante ait fini d'arranger les marchandises. Le vieil homme passa un long moment à tout regarder. De temps à autre, il se tournait vers Oiseau Chante et posait une question à laquelle ce dernier répondait. Le Corbeau se désintéressa de la scène, s'accroupit, prit une poignée de poisson séché dans sa manche de parka et se mit à manger. Quand Dyenen eut fini de regarder, il revint vers le Corbeau et s'installa à côté de lui. Le Corbeau lui tendit un morceau de poisson et les deux hommes mâchèrent en silence. Finalement, le Corbeau se leva. Dyenen se lécha les doigts et se releva avec lenteur.

— Tes femmes font de la bonne viande, remarqua le Corbeau.

Dyenen écouta la traduction puis acquiesça.

— Elle est meilleure quand on la chauffe au-dessus d'une flamme.

Oui, songea le Corbeau cependant que Renard Blanc traduisait. Il avait vu le Peuple des Rivières avoir un poisson séché côté peau au-dessus du feu et celle-ci se racornir sous la chaleur. Il avait essayé et avait trouvé cela bon. La flamme faisait sortir l'huile du poisson et en adoucissait la chair. Mais qui avait le temps d'allumer un feu ou d'attendre que les femmes ravivent les braises ? Quand un homme avait faim, il devait manger. Ainsi en était-il chez les Chasseurs de Morses.

— Un homme pourrait voir des choses qui lui seraient utiles, commença Dyenen. Un homme pourrait avoir quelque chose à échanger contre ces choses.

Le Corbeau soupira tandis que le vieil homme poursuivait. Il avait peut-être eu tort de prétendre ne rien comprendre au langage Rivière. La transaction serait longue et fastidieuse, il entendrait tout deux fois. Les Rivières parlaient toujours en prudentes circonvolutions. Leurs longs discours rappelaient au Corbeau un loup suivant la piste d'un caribou, décrivant des cercles qui semblaient s'éloigner pour finir par une lune large avant l'attaque.

— Veut-il commencer ou non ? demanda le Corbeau en interrompant le long entrelacs de mots qui sortait de la bouche du vieil homme.

— Oui, répondit Renard Blanc dont les yeux l'avertissaient de procéder doucement et poliment.

Oui, reconnut le Corbeau pour lui-même, il devait faire attention. Il respira profondément et ravala son impatience.

Renard Blanc et Dyenen en vinrent finalement à une offre d'échanges de marchandises. Puis le vieillard dit :

— J'ai aussi une peau de loup.

Renard Blanc s'empressa de détourner les yeux et le Corbeau sut pourquoi. Renard Blanc avait espéré obtenir une peau de loup. Les femmes Morses donneraient beaucoup pour orner leur parka d'un col en fourrure de loup.

— J'ai des peaux de phoque à fourrure, dit Renard Blanc avec un haussement d'épaules.

— Trois, dit Dyenen en levant trois doigts.

Renard Blanc éclata de rire.

— Une.

— Trois.

Renard Blanc secoua la tête, se leva et s'éloigna.

— Deux, lança Dyenen.

— Une et deux nattes d'herbes tissées par les femmes Traqueurs de Phoques, offrit Renard Blanc, dos tourné.

Dyenen leva la tête pour regarder le ciel et suça bruyamment ses dents.

— Oui, si je peux choisir la peau.

— Apporte la peau de loup. Nous verrons, répondit Renard Blanc.

Dyenen se leva et tendit une main paume ouverte au Corbeau. Ce dernier hocha la tête et regarda l'homme s'éloigner.

— Tu ne lui as pas montré les sculptures ? s'étonna Renard Blanc.

— Je vais le faire, répondit le Corbeau. C'est un bon négociant, mais tu es meilleur.

Sans commentaire, Renard Blanc regagna le coin des marchandises la tête haute et les épaules en arrière.

Tu es un bon négociant, songea le Corbeau. Et je suis encore meilleur. Ce soir, je posséderai les secrets du pouvoir de ce chaman, comment il tient sa place au-dessus du Peuple des Rivières, et je l'aurai contre un plein panier de bois et d'ivoire.

L'incantation s'échappa de la demeure, la voix de Dyenen et une autre voix, haute, comme celle d'une femme. Le Corbeau s'arrêta un moment dehors et écouta. Deux personnes à l'intérieur, peut-être trois, se dit-il. Il attendit. Le ciel avait commencé de s'assombrir, mais on distinguait encore le village, la fumée grise montant de chacune des nombreuses tentes — au moins trois fois dix. Et dix, douze personnes dans chaque.

Il n'avait jamais vu village aussi grand, ni avec autant de nourriture, surtout à cette époque de l'année où les oiseaux n'avaient pas encore pondu leurs œufs de printemps. Les caches d'hiver, plates-formes dressées sur des poteaux plus hauts que la tête d'un homme, regorgeaient de viande et de poisson, de baies séchées et de graisse ; pourtant l'hiver avait été rude. Comment un seul homme maintenait-il autant de monde en paix ? Comment donnait-il à ses chasseurs le pouvoir de les nourrir ? Était-il un appeleur, un chaman capable de faire venir caribou, ours ou orignal afin que son peuple ait toujours de la viande ?

Le Corbeau était venu seul. La décision n'avait pas été facile. Qu'est-ce qui était plus important, être libre de parler à Dyenen, seul à seul, de négocier, chaman à chaman ; être libre de commercer à l'insu de Renard Blanc, ou avoir l'avantage de comprendre le vieil homme sans qu'il s'en rende compte ? En un certain sens, on avait pris la décision pour lui. Renard Blanc jouissait de sa soirée avec la fille Rivière qu'il avait achetée. Pourquoi l'interrompre ? Pourquoi subir le ressentiment d'un homme comme un nuage noir qui planerait sur sa séance de troc avec Dyenen ?

Une fois de plus, le Corbeau entendit la voix haute d'une femme qui chantait. En quelle langue ? Pas celle du Peuple des Rivières, pas même celle des Caribous, Puis la voix d'un homme jeune et fort — un chasseur — s'exprimant lui aussi dans cette langue inconnue. Enfir la voix de Dyenen, la voix d'un homme vieillissant mais encore vigoureux. Le Corbeau resta un long; moment dehors. Quand les chants se turent, il attendii: que l'homme et la femme sortent, mais ce ne fut pas le cas ; à l'intérieur de la demeure le silence régnait.

Ainsi, songea le Corbeau, ces gens sont comme les Premiers Hommes, qui restent parfois assis ensemble une journée entière sans parler. Cette coutume donnait toujours au Corbeau l'impression que ses muscle!» allaient bientôt éclater à travers sa peau. Il posa sa main gauche contre la tente et leva la droite pour gratter le rideau de la porte en cuir de caribou, coutume de politesse chez les Rivières. Les voix reprirent et, cette fois, une main toujours contre la couverture, le Corbeau sentit la tente trembler comme si le vieux chaman s'adressait à elle.

Le Corbeau fut bientôt las d'attendre et de se poser des questions. Il gratta de nouveau la porte, une fois, deux fois puis rampa dans l'étroit tunnel d'entrée. Au centre, couvait un feu dont la fumée brûlait les yeu:<. Le Corbeau cligna les paupières pour calmer l'irritation, attendit que les larmes s'éloignent puis s'accroupit. Il s'aperçut soudain que la tente n'abritait que le chama .

— Tu es seul ? demanda le Corbeau en oubliant de lever ses mains ou d'offrir de la nourriture.

— Tu parles la langue du Peuple des Rivières ? remarqua le vieil homme.

— Un peu, mais mal.

— Mieux que tu ne me l'as laissé supposer.

Le Corbeau sourit.

— Trois jours je suis dans ce village. Vite j'apprends.

Il haussa les épaules et se souvint alors que les Rivières ne haussaient pas les épaules mais tendaient les mains, doigts vers le haut.

— Pour la politesse, j'ai de l'ignorance.

— C'est ce que je constate, dit Dyenen.

— Renard Blanc a découvert les joies de vos femmes, dit le Corbeau.

Dyenen s'abstint de répondre. Le Corbeau eut un sourire contraint. Le Peuple des Rivières n'était pas de ceux qui discutent des femmes, même en plaisantant, et même si celles-ci étaient souvent promptes à rejoindre les hommes dans leur lit.

— Il y avait... J'ai entendu une femme, un homme, dit le Corbeau en tournant la tête dans la direction de l'ombre, au cas où ses yeux, aveuglés par la fumée, avaient manqué la présence de quelqu'un ou l'existence d'une autre ouverture. Mais rien. Ni homme, ni femme, ni porte.

Une fois encore, Dyenen fit comme s'il n'avait rien entendu et lui passa un plat contenant du poisson et des feuilles de la plante que les Chasseurs de Morses appelaient langue d'oie. Le Corbeau se servit.

Ils restèrent assis en silence, observant le feu. Clignant toujours les yeux à cause de la fumée, le Corbeau dit enfin :

— Je suis venu marchander.

Dyenen se tut longtemps. Il mangea, se pencha pour alimenter le feu et mangea de nouveau.

— J'ai troqué aujourd'hui, dit-il enfin. J'ai ce qu'il me faut.

Le Corbeau tira de sous sa robe le panier contenant les sculptures de Kiin.

— Tu n'as pas tout vu. J'ai des choses à échanger, de chaman à chaman.

Il leva les yeux pour s'assurer que Dyenen regardait puis se leva et ôta son manteau de plumes noires qu'il posa par terre entre le vieil homme et lui. Quoi de mieux pour souligner le blanc de l'ivoire de Kiin, le jaune et le gris de son bois ?

S'asseyant de nouveau sur ses talons, le Corbeau prit le panier à couvercle entre ses mains et l'ouvrit avec précaution. Il sortit d'abord la plus grosse sculpture — un morse, long comme une main d'homme. Kiin en avait façonné le corps dans une dent de baleine. Des incurvations d'ivoire représentaient les longues défenses pointues. Sans un regard pour le chaman, le Corbeau comprit que l'homme retenait son souffle. A côté du morse, le Corbeau posa trois oiseaux marins aux ailes étendues comme pour saisir le vent. Le plus petit n'excédait pas la taille de la dernière phalange de son petit doigt. Il disposa des phoques d'ivoire, certains avec des yeux d'obsidienne scintillante, et une loutre allongée sur le dos, un bébé sur son ventre. Il y avait aussi un homme dans un ikyak, un macareux presque de la taille du morse, des lemmings et, le plus beau de tous, un loup, animal que Kiin n'avait jamais vu avant son arrivée au village des Chasseurs de Morses. Le loup était assis, tête rejetée en arrière. Le Corbeau le posa de façon qu'il regarde le trou de fiimée comme si c'était la lune.

— J'entends presque son hurlement, dit enfin le vieillard en pointant un doigt crochu sur le loup.

Ils restèrent longtemps assis. Dyenen avait les yeux braqués sur les figurines. Cette fois, le silence n'inquiéta pas le Corbeau. C'était un silence élogieux qui, d'une certaine façon, valait plus que des mots. Finalement, le Corbeau ramassa l'oiseau le plus petit, une mouette aux ailes ouvertes, la tête inclinée. Sans un mot, il la tendit au chaman. Les mains du vieil homme tremblèrent quand l'oiseau tomba dedans. Il se pencha pour l'étudier

de près, levant la sculpture au bout de ses doigts, la faisant tourner de tous côtés dans la lumière du feu.

— Est-ce toi qui les as sculptés ? demanda enfin Dyenen.

— Non.

— Pourquoi me les montres-tu ?

— Pour faire échange.

Le vieil homme écarquilla les yeux et ses joues se creusèrent, ce qui l'amaigrit encore.

— Je n'ai rien à donner. Tu n'accepteras ni peaux, ni poisson séché.

— Non, tu as raison.

Dyenen rendit la figurine au Corbeau.

— J'ai sept filles. L'une d'elles est encore enfant, une autre un nourrisson. Les cinq autres ont des maris. Je n'ai personne à offrir en mariage.

— Des femmes, j'en ai.

— Alors quoi ?

— Nous sommes chamans, dit le Corbeau en choisissant ses mots avec soin, les laissant d'abord courir dans sa tête en langue Morse puis les adaptant aux sons gutturaux de la langue Rivière. Du pouvoir, j'en ai. Du pouvoir, j'en offre avec ça, dit-il en désignant les figurines. Je demande la même chose en échange.

Lentement le chaman Rivière releva la tête ; lentement, il arracha son regard des sculptures.

— Ne sens-tu pas leur pouvoir ? demanda le Corbeau.

— Elles attirent les yeux d'un homme.

— Elles attirent son âme.

Le chaman remua sur ses fourrures. Il regarda le feu, respira plusieurs fois profondément, puis plaça ses mains au-dessus de la fumée comme si elle avait le pouvoir purificateur de l'eau.

— Le pouvoir ne se marchande pas. Il se gagne.

— Ne souhaites-tu pas davantage de pouvoir pour... pour aider ton peuple ? dit-il après avoir cherché le mot approprié.

— Je ne veux pas ce que je ne devrais pas posséder.

Le Corbeau prit le morse d'ivoire, le caressa, se demandant comment Kiin obtenait quelque chose d'aussi lisse avec le bord aigu d'un couteau.

— Tu as un grand village, dit le Corbeau. Tu as besoin de ce pouvoir. Ton peuple en a besoin. Pour rester fort.

— Tu es donc venu pour moi ? fit Dyenen avec un sourire rusé. Pas pour toi ?

— Quel marchand — chaman ou non — vient pour autrui ? Je suis venu pour moi. Pour mon propre pouvoir.

— Ah !

— Ton pouvoir, je le connais, dit le Corbeau. Il est ici. Ce village, reprit-il en désignant celui-ci comme s'il pouvait le voir à travers les murs de peau. Tant de gens avec de la nourriture pour chacun avec la paix pour tous.

— Pourquoi partagerais-je ce pouvoir ? demanda Dyenen.

Le Corbeau étendit une main sur les sculptures comme on étend la main au-dessus du feu.

— Si tu ne le sens pas, tu n'en as pas besoin.

— Et si tu me vends celles-ci, s'enquit Dyenen, qu'en est-il de ton propre pouvoir ?

— J'ai mes propres sculptures, celles que je ne peux échanger.

— Si tu n'en as pas besoin, pourquoi en aurais-je besoin moi ?

Le Corbeau ouvrit les mains en souriant ; pourtant, les paroles de l'homme le heurtaient.

— Si tu ne le sens pas, tu n'en as pas besoin, répéta le Corbeau avant de tendre la figurine de morse au chaman.

Du coin de l'œil, il observa le vieil homme refermer la main dessus et entonner une lente incantation, paupières closes. Le Corbeau attendit, bouillant d'impatience.

— Oui, je vais négocier, dit enfin Dyenen.

Le Corbeau serra les lèvres pour empêcher le rire qui montait en lui de s'échapper.

— Pouvoir contre pouvoir, répondit-il.

— Pouvoir contre pouvoir.

Le vieil homme se leva, fit un pas en avant pour se stabiliser et se dirigea vers un rideau en peau de caribou au fond de la tente. Il écarta le rideau, fouilla dans le noir et revint avec une peau entre ses mains qu'il posa avec révérence aux pieds du Corbeau.

— Ceci pour les sculptures.

C'était un animal inconnu du Corbeau. La fourrure était longue comme le bras et d'une seule pièce avec la tête, les pattes et une courte queue noire. Le crâne avait été ôté mais la peau était pliée en avant comme un volet de fermeture.

Le Corbeau tendit la main, laissa ses doigts errer au-dessus et, voyant que Dyenen n'émettait aucune objection, laissa sa main se poser sur la fourrure douce et dense. L'animal était de la couleur vert-jaune de l'herbe vieillie et les oreilles étaient fourrées de noir.

Quand Dyenen souleva la tête, le Corbeau remarqua qu'on avait laissé un entrebâillement pour pratiquer une poche sur toute la longueur. Dyenen y mit la main et tira de petits paquets de peau de caribou pliée noués de ficelles de couleur.

— Tu m'as demandé comment un seul chaman maintenait autant de personnes en paix, avec assez de gibier à chasser, assez de poisson à attraper. Tu m'as posé des questions sur mon pouvoir. Voici mes pouvoirs, dit-il en étalant les paquets à côté des sculptures. J'avais songé à les donner à mon fils, mais mes femmes ne donnent que des filles. Quand un homme est vieux, il doit transmettre son savoir avant que les esprits ne l'emportent, faute de quoi il perd sa valeur. Mieux vaut partager son savoir avec un homme qui honore les esprits qu'avec quelqu'un qui n'a aucune compréhension des pouvoirs.

Le Corbeau regarda les paquets. Deux fois dix, trois fois dix en tout, chacun plus grand que sa main.

— Puis-je les ouvrir ? demanda-t-il, les doigts sur les nœuds du plus proche.

— Un homme perdrait le pouvoir s'il les ouvrait sans connaître leur secret.

Le Corbeau sentit un moment le poids de la déception mais il ôta ses mains. Pourquoi prendre le risque d'échouer si près du but ?

— Tu les échangeras contre les figurines ?

— Contre toutes.

— Contre toutes, répéta le Corbeau, mais tu dois me dire les secrets cachés dans les paquets.

— Oui, si tu en fais autant pour moi.

Le Corbeau leva la tête et réfléchit. Kiin semblait n'accorder à ses sculptures aucun traitement spécial et ne lui avait parlé d'aucun tabou à respecter. Mais si, il se rappelait la colère de Kiin quand Queue de Lemming en avait mis une dans l'eau. Kiin avait expliqué qu'il convenait de les nettoyer à l'huile. Aussi dit-il :

— Si un homme honore chaque sculpture en son cœur et qu'il les frotte régulièrement avec de l'huile d'animal marin, alors les pouvoirs resteront forts.

Dyenen hocha la tête et, plaçant le morse sur le manteau de plumes, tint chaque figurine l'une après l'autre contre la lumière du feu.

Le Corbeau attendit longtemps, mais peu à peu ses yeux se firent lourds de sommeil.

— Et maintenant... vas-tu me dire ce que je dois savoir ? demanda-t-il.

Dyenen leva sur lui des yeux étonnés.

— Il y a trop de pouvoir dans ces paquets pour que la connaissance vienne en quelques mots. Tu dois étudier avec moi pendant de nombreux jours — une lune et la moitié de la suivante.

Le vieil homme replaça les paquets à l'intérieur de la peau de fourrure et tendit le tout au Corbeau.

— Emporte-la avec toi. Traite-la avec respect. Cet animal, le lynx, possède le pouvoir. C'est un animal médecine dont le ventre contient des choses bénéfiques.

Emporte-le avec toi mais n'ouvre pas les paquets tant que je ne t'ai pas dit ce que tu dois savoir.

Dyenen se leva et, prenant les sculptures une à une, les posa en différents endroits sur les liens de la carcasse de saule. Puis il gagna le tunnel d'entrée et attendit que le Corbeau prenne son manteau et sorte.

Le Corbeau se retrouva dans la nuit et leva les yeux pour voir une bande blanche d'étoiles qui éclairaient les cieux, les étoiles étaient les feux des défunts, disaient les Chasseurs de Morses. Il se demanda si les morts du Peuple Morse connaissaient ceux des Premiers Hommes, ces gens, avait expliqué Kiin, qui dansaient dans les lumières. Où serait sa propre lumière après sa mort ? se demanda-t-il en serra la peau de lynx contre sa poitrine.

Pourquoi songer à la mort ? Mieux valait penser au pouvoir qui serait bientôt le sien, au village qu'il posséderait un jour, aussi grand et aussi fort que le village du Peuple des Rivières.

44

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Malgré l'épaisseur des murs, Kukutux entendit les voix furieuses. Elle courut au rondin puis recula vivement en voyant trembler les chevrons d'os de baleine sous le poids des hommes qui hurlaient. Le vieux commerçant — Waxtal — entra le premier, suivi de Hibou et Œuf Moucheté qui braillaient toujours après Waxtal des mots Caribous incompréhensibles.

Œuf Moucheté portait une courte javeline. Les yeux fixés vers le rondin, Waxtal tomba à genoux en se protégeant la tête des deux bras.

— Non ! cria-t-il dans la langue des Premiers Hommes avant de poursuivre dans la langue des commerçants.

Quand il eut fini de parler, il baissa les bras et regarda Œuf Moucheté qui le menaçait toujours.

Debout contre le mur de pierre, Kukutux observait la scène. Le corps du vieil homme était maculé de boue, son visage était gris, ses traits tirés. Kukutux se rappela que, d'après Roc Dur, il possédait des pouvoirs spirituels.

Oui, songea Kukutux. Il a l'air d'avoir jeûné.

Waxtal se glissa vers le tronc d'arbre mais Œuf Moucheté s'avança jusqu'à lui en deux enjambées rapides, lance levée. Kukutux s'aplatit contre le mur. Elle détourna le regard mais entendit une plainte ténue qui l'empêcha de rester immobile. Du talon, elle s'arracha au mur, poussa Œuf Moucheté d'un coup d'épaule et s'interposa. Le geste fut si rapide qu'Œuf Moucheté perdit l'équilibre et baissa sa lance pour se rattraper du bout des doigts.

Kukutux sentit Waxtal l'agripper par l'épaule de ses mains tremblantes.

Hors de lui, Œuf Moucheté se redressa et s'exprima avec hargne.

— Elle ne peut te comprendre, dit Hibou en parlant lentement en langue Premiers Hommes.

— Bouge, femme ! brailla Œuf Moucheté.

— C'est un vieil homme, s'écria Kukutux. Comment peut-il lutter ? Il n'a même pas d'arme.

— Ne te mêle pas de ce que tu ne comprends pas, menaça Œuf Moucheté d'un ton plus bas mais toujours dur.

Il s'avança pour la repousser mais elle banda ses muscles, plia les genoux, planta fermement ses pieds dans le sol si bien que sous les mains de l'homme, seules ses épaules bougèrent.

— Va-t'en ! dit Œuf Moucheté.

Kukutux planta ses yeux dans les siens. Elle avait encaissé pire. Qu'était la colère d'un homme comparée à la perte d'un mari et d'un fils ?

— Pars, maintenant !

— Pourquoi ? Pour que tu puisses le tuer ? Qui nettoiera après ? Je ne suis pas venue dans cet ulaq pour essuyer le sang d'un homme. Je ne suis pas venue dans cet ulaq pour être maudite par ce sang. Roc Dur affirme que cet homme possède des pouvoirs spirituels. Tu crois qu'un homme tué ici n'utiliserait pas ses pouvoirs pour maudire cet ulaq et tous ses occupants ?

— Femme, tu ne comprends pas, intervint Hibou

avec douceur. Cet homme devrait être mort pour ce qu'il a fait. Il ne mérite pas ta pitié.

— Roc Dur m'a dit que le vieil homme était parti jeûner et prier. Le tueriez-vous pour cela ?

— Il a volé tout ce que nous possédions. Ne t'en es-tu pas aperçue en arrivant dans notre ulaq ? Il ne nous a laissé que ce que nous avions rangé dans nos chambres.

— Où l'avez-vous trouvé ? s'enquit Kukutux.

— Pourquoi te le dirions-nous ? lança Œuf Moucheté. Tu n'es qu'une femme. Qu'est-ce que tu comprends aux hommes ? De quel droit nous interroges-tu ?

— Du droit de celle qui va être maudite par ta lance.

Œuf Moucheté roula des yeux et cracha des mots

rageurs en Caribou à l'adresse des chevrons.

— Nous l'avons trouvé sur une île proche d'ici. Au nord-est.

— L'île de la Belle Montagne, dit Waxtal posément.

— C'est une île où beaucoup vont prier, remarqua Kukutux. Priait-il quand vous l'avez trouvé ?

— Je priais, fit Waxtal.

Kukutux se tourna vers lui.

— Je priais, répéta le vieil homme. J'avais jeûné presque quatre jours et les esprits m'ont donné une vision.

— Tu as pris nos marchandises. Tu as pris ce qui ne t'appartenait pas, accusa Œuf Moucheté.

— Je n'ai rien fait de plus que ce que vous vouliez me faire.

Kukutux regarda Hibou puis Œuf Moucheté. Les deux hommes s'apprêtaient à rétorquer mais ils serrèrent les lèvres et détournèrent le regard.

Kukutux inspira profondément et se dirigea vers le crochet auquel elle avait suspendu le sac de clams rapporté plus tôt dans la matinée.

— Je dois préparer à manger, dit-elle à Hibou. Si vous devez le tuer, faites-le dehors.

Panier Moucheté et Vieille Oie avaient fait un feu dans le puits de vapeur cerclé de pierre, et toutes les

femmes apportèrent leurs sacs de clams. Quand le feu mourut, Vieille Oie dégagea les cendres et les femmes posèrent leur sac dans le trou. Panier Moucheté couvrit les clams de couches d'algues humides puis elles s'assirent sur leurs talons, prenant le temps de bavarder et de rire pendant la cuisson.

Kukutux avait mis ses clams avec les autres, mais si elle restait là, elle ne prit aucune part à la conversation. Ses pensées allaient à Waxtal et aux commerçants. Toute cette colère, toutes ces menaces pour un ikyak plein de marchandises de troc. Qu'importaient ces colliers, griffes d'ours et autres jambières en peau de caribou ? L'huile, oui. L'huile était nourriture, chaleur ; mais qu'était un collier comparé à la vie d'un homme ? Un homme devrait-il honorer les choses plus que les gens ? Quelle folie.

Une fois les clams prêts, Kukutux sortit son sac à l'aide d'un bâton fourchu et l'emporta chaud et fumant dans l'ulaq. Hibou et Œuf Moucheté se tenaient près du rondin et se parlaient à voix basse. Kukutux passa devant eux comme s'ils n'étaient pas là.

Le centre de la pièce principale était jonché de paquets, de ventres de viande séchée et d'huile. Deux longues dents de morse étaient posées contre le mur. Avec un soupir, Kukutux se fraya un chemin parmi les marchandises jusqu'à la cache de nourriture. Elle sortit des bols et une peau d'huile. Elle en versa un peu dans chaque, puis les apporta à Hibou et à Œuf Moucheté.

Elle lâcha une pile de clams fumants à ses pieds.

— Où est Waxtal ? demanda-t-elle.

Œuf Moucheté haussa les épaules mais Hibou désigna une des chambres. Kukutux sentit qu'il la suivait des yeux pendant qu'elle portait à manger dans la chambre.

— J'ai de la nourriture.

Le vieil homme ne répondit pas. Un frisson glacé lui serra l'estomac.

— Tu ne l'as pas tué ? dit-elle à Œuf Moucheté pardessus son épaule.

L'homme éclata de rire.

— Si je l'avais tué, il serait dehors à nourrir les oiseaux.

— Ne t'inquiète pas, Kukutux, dit Hibou avec courtoisie. Nous ne l'avons pas tué.

Kukutux écarta le rideau du coude et vit le vieil homme assis, paupières closes, mains croisées sur les genoux.

— J'ai à manger, dit-elle doucement.

L'homme ouvrit lentement les yeux et dit :

— Je ne peux pas. En échange de ma vie, j'ai promis aux esprits de jeûner un jour de plus.

Kukutux lâcha le rideau. Elle s'assit dans un coin reculé de l'ulaq, loin de Hibou, loin d'Œuf Moucheté et se restaura, songeant au vieil homme.

45

Peuple des Rivières

Fleuve Kuskokwim, Alaska

Le lendemain matin, Dyenen attendait le Corbeau. Le vieil homme portait un fin parka en peau de caribou bordé aux manches et au capuchon de fourrure de loup grise et blanche. Des poils d'orignal teintés de rouge étaient cousus en de longues lignes qui se dressaient sur les épaules du parka. Craignant de trahir son admiration, le Corbeau leva les yeux au ciel.

— Soleil, aujourd'hui, remarqua-t-il en pointant sa canne vers le brouillard qui s'étendait lourdement sur la rivière.

Dyenen grogna.

— Je t'ai dit d'apporter la peau de lynx, Saghani.

Le Corbeau ferma vite la bouche sur les mots qui lui

montaient aux lèvres. Dyenen ne lui avait rien dit. Mais il était vieux. Pourquoi espérer qu'il se rappelle ce qu'il avait dit ou pas ? Le Corbeau hocha la tête et retourna dans la demeure qu'il partageait avec les fils de Chasseur de Glace. Les deux hommes dormaient encorî. Oiseau Chante était serré contre son épouse.

Elle est paresseuse, se dit le Corbeau. Elle aurait dû me préparer à manger au lieu de s'attarder dans le lit de son mari.

Renard Blanc dormait à l'autre bout, bras et jambes à l'endroit où la fille avait dormi la veille. La fille était partie, mais si Renard Blanc l'avait bien traitée, elle reviendrait. Le Corbeau sourit. Alors qu'un homme pouvait donner facilement son corps à une femme, jouir d'elle pour une nuit et l'oublier dès le lendemain, la femme, elle, se sentait liée à lui par ce don et revenait presque toujours.

Le Corbeau avait caché le sac de médecine sous son tas de robes de nuit. Il le posa sur son épaule et retourna auprès de Dyenen.

Le soleil était suffisamment haut pour attraper le bord givré des herbes et des saules, et les oiseaux dessinaient des entrelacs entre les demeures du village.

— Bonne journée pour apprendre, s'écria le Corbeau à l'adresse de Dyenen.

Dyenen se contenta de marcher vers la rivière. Vérifiant le chemin du bout de sa canne, il modifia sa course pour suivre la berge, les yeux rivés au sol. Le Corbeau ajusta ses pas à la démarche lente de Dyenen, observant lui aussi le sol, se demandant ce que le vieil homme espérait trouver. Ils cheminèrent jusqu'à ce que le soleil ait fait fondre le givre sur le tapis de mousse entre les bosquets de saules et les épicéas fins et noirs.

Au passage, Dyenen refermait ses doigts sur des saules gris et jaunes pas plus gros que le poignet. Le Corbeau en fit autant avec les troncs durs — saule lisse et épicéas noirs et écailleux, collants de sève. Les épicéas jaillissaient de terre, avec leurs branches sombres et inégales comme autant de barbes de harpon d'un Chasseur de Baleines.

Dyenen s'éclaircit la gorge et le Corbeau attendit qu'il parle en vain.

— N'as-tu pas d'incantations, vieil homme ? demanda le Corbeau avec impatience. Les chamans Morses utilisent des prières et des chants.

— Quel chaman peut partager ses incantations ? rétorqua Dyenen sans cesser de marcher.

— N'oublie pas ce que je t'ai donné en échange, insista le Corbeau.

Il avançait, yeux baissés, observant le sol, espérant apercevoir ce qui en valait la peine.

— Quel homme peut vendre des prières ? demanda Dyenen. Ce sont des présents des esprits, ils honorent un homme qui s'est préparé par de longues heures de jeûne, par des suppliques et des louanges, et dont l'âme est sensible aux beautés de la terre.

— Alors tu n'as qu'une peau de lynx à me donner ? lança le Corbeau, avec plus de virulence qu'il ne l'aurait souhaité.

Dyenen s'arrêta et tourna lentement la tête vers le Corbeau.

— J'offre ce qui est dans ton sac de médecine. Le pouvoir est une chose que chaque homme doit chercher lui-même. S'il en est digne, il le recevra. Dans ce sac se trouve le pouvoir d'aider ton peuple, de faire croître ton village, de garder les hommes en paix. C'est bien ce que tu veux, n'est-ce pas ?

— C'est ce que je veux, répondit le Corbeau, mais dois-je marcher sans arrêt pour le trouver ?

— Quoi ? Es-tu encore un gamin pour te fatiguer plus vite qu'un vieillard ?

Le Corbeau grinça des dents sous l'insulte mais ne broncha pas. Il leva les yeux vers les arbres, puis regarda au-delà vers la rivière avec ses berges sombres bordées d'une fine croûte de glace, l'eau charriait encore des tourbillons bruns de limon. Une loutre, comme une tache brune, fit surface puis disparut. Le Corbeau allongea le pas et eut bientôt quelques foulées d'avance sur Dyenen.

Que le vieil homme sache qui est l'homme et qui est l'enfant, se dit-il.

Le souffle de Dyenen se fit lourd. Le Corbeau sourit et accéléra davantage. Il parvint enfin à un endroit où la berge formait une colline. Saules et épicéas laissaient place à des buissons dont l'écorce fragile s'effritait au vent. Le Corbeau se retourna. Constatant que Dyenen ne le suivait plus, il s'assit pour l'attendre.

Il entonna un chant Morse de chasseurs que les hommes Rivières, mangeurs de poissons aux muscles mous, ne pouvaient connaître. Puis, Dyenen n'arrivant toujours pas, le Corbeau fit demi-tour. Dégoûté, il se faufila entre les arbres pour trouver enfin la trace de Dyenen qui s'écartait de la rivière. Le Corbeau suivit la piste et rejoignit le vieil homme.

Dyenen s'assit sur ses talons, le dos contre trois saules serrés l'un contre l'autre. Il leva les yeux sur le Corbeau.

— Dans les temps reculés, il y avait un corbeau, commença-t-il. Très rapide. Il méprisait le porc-épic, si lent, et chaque jour le défiait à la course en riant. Chaque jour, le porc-épic refusait. Mais, un jour, las des sarcasmes du corbeau, le porc-épic accepta. La course ferait la longueur d'une certaine rivière.

» Le porc-épic savait qu'il lui faudrait une matinée de marche régulière pour parcourir cette longue distance, mais il se dit qu'après la course, le corbeau le laisserait tranquille et que cela en valait la peine. En outre, il y avait une délicieuse écorce au bout de cette rivière, la préférée du porc-épic. Le départ donné, le porc-épic se mit en route. Mais le corbeau prit son envol et s'éloigna, décrivant des cercles et des spirales dans le ciel, volant d'abord dans une direction puis dans l'autre jusqu'à être hors de vue. Le porc-épic ne leva pas les yeux vers le corbeau, se contentant de marcher, sans jamais s'arrêter.

» Finalement, juste devant lui, il aperçut le bout de la rivière, là où elle s'élargissait pour devenir un lac. Le porc-épic baissa la tête comme le font tous les porcs-épics et poursuivit son chemin jusqu'à ce qu'enfin il arrivât. Il regarda tout autour de lui mais ne trouva le corbeau nulle part. Il ne s'inquiéta pas bien longtemps. Grimpant à un arbre, il commença à manger de l'écorce. Finalement, il distingua un minuscule point noir haut dans le ciel qui se mit à grandir encore et encore, jusqu'à ce que le porc-épic s'aperçoive qu'il s'agissait du corbeau. Celui-ci se posa et s'écria qu'il avait fini la course. Puis, au-dessus de sa tête, le porc-épic éclata de rire et le corbeau sut qu'il avait été battu. Ce dernier s'envola et jamais plus n'importuna le porc-épic.

Dyenen leva les yeux sur le Corbeau en souriant. D'un paquet fixé à sa taille, il tira deux morceaux de viande séchée et en tendit un au Corbeau.

— Suis-je un enfant que tu doives me raconter des histoires ? interrogea le Corbeau.

Dyenen trancha une mince lamelle de viande qu'il porta à sa bouche.

— Évidemment, fit Dyenen.

Et il commença à manger.

46

Premiers Hommes

Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska

Samig souleva son ikyak des casiers.

— Tu ne devrais pas partir seul.

Samig se retourna à la voix de son père.

— Je n'ai pas l'intention de chasser.

Kayugh caressa de la main un des harpons que son fils arrimait à son bateau.

— Quel homme part sans ses harpons, remarqua Samig. Peut-être croiserai-je un phoque ou un lion de mer. Pendant des années, ajouta-t-il en plongeant les yeux dans ceux de son père, tu as été chef de ce village. Les gens sont venus à toi avec leurs problèmes. Tu comprends mon besoin de prier.

Kayugh se tourna pour désigner du menton les collines derrière les ulas des Premiers Hommes.

— N'existe-t-il nul endroit derrière les montagnes où un homme puisse s'isoler pour parler avec les esprits ?

— Ceci me convient mieux, répondit Samig en effleurant son ikyak.

Kayugh hocha la tête.

— Je comprends qu'il est des fois où l'on doit être seul, mais tu ne devrais pas chasser sans escorte. Choisis un compagnon de chasse.

— Oui.

Sur quoi Samig emporta son bateau au bord de l'eau, grimpa et s'éloigna en pagayant des mains. Puis il rama jusqu'à l'embouchure de la baie, jusqu'à ne plus entendre les voix de son peuple, ne plus voir la fumée monter, mince et grise, des ulas, ni son père seul sur la plage.

Oui, c'était le printemps, il lui fallait un partenaire. L'été dernier, après la mort d'Amgigh, Samig avait peu chassé. A quoi bon chasser avec une main incapable de lancer un harpon ? Mais il s'était suffisamment entraîné pour s'y remettre. Il ne serait jamais plus comme avant, mais il pouvait rapporter de la viande. Et il pouvait pêcher. Il pouvait prier. Il ajouterait ainsi à la force du village.

Pendant qu'il pagayait, il réfléchit à différents compagnons. Son père et Longues Dents faisaient déjà équipe, et Premier Flocon partait en général avec eux. Cela laissait Petit Couteau. Parfois, Kayugh emmenait le garçon, parfois c'était Premier Flocon qui l'emmenait, mais mieux valait qu'un homme ait toujours le même compagnon, qui comprenait vos forces et vos faiblesses.

Tu devrais prendre Petit Couteau, se dit Samig. Et soudain, il eut honte de n'avoir pas plus tôt fait équipe avec lui.

Aujourd'hui, se dit Samig, cet après-midi, si le ciel reste clément, je sortirai avec lui. Il était souvent malvenu qu'un père et son fils fassent équipe. Leurs talents s'accordaient rarement ; le père, d'abord très en avance sur son fils, était ensuite dépassé. Mais dans un petit village, le choix était restreint.

Samig enfonça sa pagaie dans l'eau. Il était bon de sentir le froid de la mer à travers les flancs du bateau, de sentir la force des vagues contre sa pagaie. Un air que Kayugh lui avait enseigné lui vint à l'esprit. Samig chanta. Graduellement, son chant devint prière et ses pensées s'élevèrent non pas vers les montagnes ou les baleines, mais vers l'esprit créateur, celui qu'en lui-même il appelait « Mystère ». N'était-ce pas ce grand esprit qui avait conduit les baleines dans leur baie l'automne dernier ? Ces baleines qui avaient donné l'huile et la chair grâce auxquelles son peuple avait traversé l'hiver vivant et en bonne santé ?

Alors Samig pria pour remercier le ciel et la terre, de la viande et l'huile. Il pria pour les bébés qui un jour deviendraient chasseurs. Il pria pour chaque homme, femme et enfant de leur village, pour Kiin et Shuku au village Morse. Enfin, il pria pour lui-même — pour la sagesse, uniquement la sagesse. Ses prières achevées, il vit, comme souvent, la grandeur de la terre, combien toutes choses étaient belles et puissantes. En comparaison, les problèmes de Samig semblaient si petits qu'un homme pouvait les affronter sans crainte.

— J'ai besoin d'un compagnon de chasse, dit Samig à Petit Couteau.

Le garçon leva les yeux du bout de bois qu'il taillait et demeura immobile.

— Je sais qu'il est difficile pour un fils d'être le partenaire de son père, mais nous pouvons nous aider mutuellement, reprit Samig. Ma main est faible, mais mon savoir est fort et je peux t'enseigner la chasse à la baleine. Tu es Chasseur de Baleines et tu devrais connaître ce que ton peuple a appris au cours des nombreuses années où ils ont suivi cet animal.

— Je suis Chasseur de Baleines, mais aussi Premiers Hommes et fier d'appartenir aux deux, répondit Petit Couteau. Je serai honoré d'être ton compagnon de chasse.

C'était la réponse d'un homme. Samig vit la lueur dans les yeux de Petit Couteau et constata avec orgueil que le garçon se retenait de bondir et de crier comme un enfant excité.

Pour marquer leur association, Samig lui offrit une lame d'obsidienne façonnée par Amgigh. Puis tous deux

firent le tour de la baie, guettant les lions de mer et les veaux marins. Ils ne virent rien et, quand le soleil se coucha, Samig gagna la plage située de l'autre côté de la baie.

Ils dressèrent un camp, s'abritant de leurs ikyan et de peaux de phoques et se réchauffant aux petites flammes de leurs lampes de chasseur. Ils se nourrirent de viande séchée et Samig relata des histoires de chasseurs Premiers Hommes : Kayugh et Longues Dents, et le père de Kayugh, que Samig n'avait connu qu'à travers des récits. Samig évoqua leurs chasses — succès et échecs — et ce qu'ils avaient appris des animaux qu'ils traquaient.

Quand il eut fini, Samig se tut et, au milieu du silence, Petit Couteau dit :

— J'ai entendu parler les femmes. Elles disent que tu es sage. Accepteras-tu de répondre à une question ?

Samig sourit.

— Je ne saurai si je peux répondre qu'une fois la question posée. Je t'écoute.

— Quelle est la meilleure chose qu'un fils puisse faire pour son père ?

Pendant un long moment, Samig ne sut que répondre, mais il se rappela ses propres prières.

— Trouver la sagesse, répondit-il alors.

— La sagesse ?

— Beaucoup de bonnes choses viennent de la sagesse : le respect, l'honneur, la connaissance, l'amour.

Petit Couteau baissa les yeux et hocha la tête.

— Et comment un fils trouve-t-il la sagesse ?

— Prie, étudie la terre, apprends les façons des animaux.

— Ainsi, la meilleure chose qu'un père puisse faire pour ses enfants est de leur donner la sagesse ?

— Un père ne donne la sagesse à personne. Chacun doit trouver la sagesse lui-même.